2.1.2. Les problèmes d'interprétation
L'interprétation de la notion de légitime
défense par les États et par la doctrine, depuis l'adoption de la
Charte des Nations Unies, n'a pas été des plus heureuses
malgré la clarté de l'article 51. En effet, on a assisté
à un certain élargissement de ce concept.
64Ibid., à la page 122, par. 237.
65Voir ONU, Doc, A/56/10 août 2001.
Commentaire de la Commission du droit international sur le projet
d'articles sur la responsabilité de l'État pour fait
internationalement illicite.
66Sicilianos, supra note 57, à la page
44.
Comme on l'a déjà mentionné la
légitime défense consiste en une riposte armée face
à une agression armée, toutefois certains auteurs
considèrent que l'agression armée ne constitue pas une condition
sine qua non pour se situer dans le cadre de l'article 51 puisque
« whilst it is conceded that the right of self-defence generally applies
within the context of force, it is neither a necessary nor accurate conclusion
that the right of self-defence applies only to measures involving the use of
force »67. C'est dans ce sens que l'on commencé à
parler de « légitime défense économique »,
d'embargo ou de boycottage comme mesures de légitime défense.
Cette thèse extensive n'est qu'une simple confusion conceptuelle, et n'a
pas de base dans la pratique étatique. Elle revêt malgré
tout un caractère dangereux car elle étire
considérablement et d'une façon potentiellement illimitée
la notion d'agression et, par conséquent, la notion de légitime
défense qui en est un corollaire. D'ailleurs, dans l'affaire des
Activités Militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre
celui-ci, la CIJ a refusé d'une part, d'assimiler l'embargo
à une mesure de légitime défense et, d'autre part, de
donner à cette dernière une portée englobant des mesures
à caractère économique68.
Dans le même ordre d'idées, on a essayé de
multiplier les faits illicites ouvrant la voie à la légitime
défense et ce, en cherchant des fondements et des arguments en dehors du
système de la Charte. C'est ainsi qu'a été
évoqué en particulier le droit coutumier antérieur
à l'adoption de la Charte. En d'autres termes, selon cet argumentaire,
cette dernière n'aurait pas affecté le droit coutumier de
légitime défense qui lui est antérieur69. Pour
les défenseurs de cette interprétation, les États ont, par
exemple, le droit de recourir à la force non seulement pour se
défendre contre une agression armée, mais encore pour
protéger leurs ressortissants à l'étranger et leurs
biens70. Or, dans le droit international classique, aucune place
n'était, à proprement parler, réservée pour la
notion de légitime défense, puisque le recours à la force
était permis dans n'importe quel but. De ce fait, selon les termes du
professeur Sicilianos, cette interprétation :
67Derek Bowett, Self-defence in International
Law, Manchester : Manchester University Press, 1958, à la page
270.
68Nicaragua c. États-Unis,
supra note 27, pp. 377-378.
69Bowett, supra note 67, pp.22-25.
70Ibid., à la page 11.
[s]e fonde sur des prémisses douteuses [...] [L]a
quasi-totalité de la pratique étatique citée à
l'appui de l'idée selon laquelle la Charte n'aurait pas
reflété le droit coutumier antérieur, se situe au
XIXe siècle, c'est-à-dire à une époque
où la notion de légitime défense n'avait pas acquis une
autonomie conceptuelle et juridique. Étant donné que ladite
notion n'a pu émerger en tant que justification de l'emploi de la force
qu'a partir du moment où celui-ci venait précisément
d'être réglementé [...] plusieurs éléments
conduisent à penser que durant la période critique de l'entre
deux guerres la légitime défense était
généralement conçue comme une réaction face
à une attaque, une invasion ou une agression
armée71.
L'exigence d'une agression armée formulée par
l'article 51 comme critère nécessaire de la légitime
défense ne « faisait que traduire et cristalliser la tendance
claire »72 qui se dégageait de la pratique
étatique entre les deux guerres, et que cette période a
été critique pour la formation du droit coutumier en la
matière73. Cela nous pousse à affirmer qu'il existe,
sous le régime de la Charte, un lien indissoluble entre l'agression
armée et la légitime défense comme faculté. Cette
manière de voir a été corroborée par
l'évolution contemporaine du droit de légitime défense. En
effet, dans l'affaire des Activités Militaires et paramilitaires au
Nicaragua et contre celui-ci, la C.I.J a déclaré que :
Si un État agit d'une manière apparemment
inconciliable avec une règle reconnue, mais défend sa conduite en
invoquant des exceptions ou justifications contenues dans la règle
elle-même, il en résulte une confirmation plutôt qu'un
affaiblissement de la règle, et cela que l'attitude de cet État
puisse ou non se justifier en fait sur cette base74.
En d'autres termes, il n'est pas nécessaire « pour
qu'une règle soit coutumièrement établie, [que] la
pratique correspondante doive être rigoureusement conforme à cette
règle»75. Les propos de la Haute Juridiction viennent
infirmer l'idée selon laquelle le droit coutumier, en matière de
légitime défense, s'est modifié dans un sens plus
permissif depuis l'adoption de la Charte des Nations Unies.
71Sicilianos, supra note 57, à la page
297.
72Ibid., à la page 299.
73Ibid., à la page 298. 74Nicaragua
c. États-Unis, supra note 27, à la page 98, par.
186.
75Ibid.
L'arrêt de la C.I.J a également clarifié
un autre point d'une importance capitale, à savoir la mention dans
l'article 51 du « droit naturel » (en anglais « inherent right
») de légitime défense puisque, pour la Cour, l'article 51
de la Charte n'a de sens que s'il existe un droit de légitime
défense « naturel » ou « inhérent », dont on
voit mal comment il ne serait pas de nature coutumière, même si
son contenu est désormais confirmé par la Charte et
influencé par elle76. Certains auteurs ne partagent pas
l'avis de la Cour et considèrent que « la qualification du droit de
légitime défense comme "naturel", "inherent" ou "immanente" [en
espagnol] n'a pour but que de souligner dans ce contexte son caractère
fondamental »77. Pour Sicilianos, cette minimisation de
l'importance de la mention du « droit naturel » de légitime
défense, dans l'article 51, vise essentiellement à repousser le
point de vue opposé qui fait de ce terme son principal
argument78.
Toutefois, nous sommes d'avis que reconnaître un
caractère coutumier à la légitime défense ne
signifie pas que l'on doit accepter son invocation en dehors d'une agression
armée. Autrement dit, le droit coutumier continue d'exister à
côté du droit conventionnel.
L'autre problème ayant suscité la controverse au
sein de la doctrine est celui de la valeur juridique de l'article 51 ou, en
d'autres termes, la question de savoir si les dispositions de cet article sont
impératives ou non. D'une façon plus claire il s'agit de
répondre à la question suivante : Peut-on écarter le jeu
de la légitime défense ?
Étant donné que la légitime
défense implique toujours le recours à la force, et que le
principe de non-recours à la force constitue une règle de jus
cogens par excellence c'est-à-dire qu'on ne peut y déroger
ou le modifier en aucun cas, nous pouvons arriver à la conclusion que
les deux ont la même valeur juridique. Tout traité qui
écarte la légitime défense en cas d'agression armée
serait frappé d'une nullité absolue. On trouve la confirmation de
ce point de vue dans le projet de la CDI sur la responsabilité des
États et, plus précisément, dans son
76Ibid., à la page 94, par.
176.
77Jaroslav éourek, L'interdiction de
l'Emploi de la Force en Droit International, Genève : Institut
Henry-Dunant, 1974, à la page 97.
78Sicilianos, supra note 57, à la page
302.
commentaire de l'article 34 puisque « se sont aussi
créées les conditions de l'affirmation définitive de
l'autre règle, parallèlement et également
impérative, qui prévoit que la légitime
défense comme limitation à l'interdiction dictée par la
première règle [interdiction du recours à la force]
»79.
Il est à préciser que dire que la règle
autorisant la légitime défense revêt un caractère
impératif ne signifie en aucun cas qu'elle soit illimitée,
puisque sa portée s'étend « jusqu'à ce que le Conseil
de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour
maintenir la paix et la sécurité internationales
»80, comme nous l'avons déjà vu.
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