2.2. L'imputabilité de l'agression armée : le
cas de l'agression indirecte
Partons du principe que le droit international régit
seulement les relations entres les sujets du droit international, au premier
rang desquels figurent les États. Suivant les définitions de
l'agression données par la doctrine203 et la
résolution 3314 (XXIX)204, on peut donc dire que pour se
situer dans le cadre de la légitime défense, il faut que l'auteur
et la victime de l'agression soient des États. Ce sont là, par
voie de conséquence, également des exigences juridiques de
l'article 51.
200A. C.D.I, 1976, vol II, 2e
partie, à la page 89
201Nicaragua c. États-Unis,
supra note 27, à la page 101.
202Rapport de la CDI, commentaire de
l'article 21, supra note 65. pp.191 -192.
203Supra note
53. 204Supra note 23.
Dans le cas d'espèce :
Pour désigner comme agression l'attaque du 11
septembre, il faut soit considérer qu'on peut assimiler le réseau
transnational terroriste Al Qaïda à un État, ou, à
tout le moins, à un sujet de droit international, soit assimiler son
action à celle menée par cet État de fait que constituait
alors vraisemblablement l'Afghanistan sous contrôle des
Talibans205.
Puisque Al Qaïda ne constitue pas un État selon la
définition de l'État en droit international, peut-on
alternativement considérer l'Afghanistan des Talibans comme responsable
indirect par complicité ?
Dans sa lettre adressée au président du Conseil
de Sécurité, le représentant permanent des
États-Unis déclarait que son gouvernement :
has obtained clear and compelling information that the
Al-Qaeda organization, which is supported by the Taliban regime in Afghanistan
has a central role in the attacks [...] The attacks on 11 September and the
ongoing threat on the United States and its nationals posed by Al-Qaeda
organization have been made possible by the decision of the Taliban regime to
allow the parts of Afghanistan that it controls to be used by this organization
as a base of operation206.
Pourtant, avant les attentats, certains responsables de
l'administration américaine avaient déclaré que le
réseau Al-Qaïda agissait de façon autonome. Le coordinateur
du Département d'État américain écrivait, en 1999,
que « Bin Laden's organization operates on its own, without having to
depend on a state sponsor for material support. He possesses financial
resources and means of raising funds-often through narcotrafficking, legitimate
« front » companies, and local financial »207.
205Ibid.
206Letter from the U.S. Permanent Representative to
the UN, to the president of the Security Council (Oct. 7, 2001), UN
Doc.S/2001/946.
207Hearings Before the Subcomm. on Near E. and
S. Asian Affairs of the Senate Foreign Relations Comm., 1 06th
Cong. (Nov. 2, 1999) (testimony of Ambassador Michael A.Sheehan, coordinator
for counterterrorism, U.S. Dept of State).
Il est juridiquement primordial de déterminer si la
nature du soutien de l'Afghanistan des Talibans à Al-Qaïda suffit
pour leur imputer les attaques du 11 septembre. L'article 3 g) de la
résolution 3314 (XXIX), portant définition de l'agression,
stipule que constitue un acte d'agression :
l'envoi par un État ou en son nom de bandes ou de
groupes armés, de forces irrégulières ou de mercenaires
qui se livrent à des actes de force armée contre un autre
État d'une gravité telle qu'ils équivalent aux actes
énumérés [aux paragraphes précédents], ou le
fait de s'engager d'une manière substantielle dans une telle action.
La lecture de cet article montre qu'il existe des conditions
très strictes pour imputer un acte perpétré par des forces
irrégulières à un État. C'est sur cette base que
dans l'affaire des Activités militaires et paramilitaires au
Nicaragua et contre celui-ci, la CIJ a déclaré que :
[L]'accord parait aujourd'hui général sur la
nature des actes pouvant êtres considérés comme
constitutifs d'une agression armée. En particulier, on peut
considérer comme admis que, par agression armée, il faut entendre
non seulement l'action des forces armées régulières
à travers une frontière internationale mais encore "l'envoi par
un État ou en son nom de bandes ou de groupes armés, de forces
irrégulières ou de mercenaires qui se livrent à des actes
de forces armées contre un autre État d'une gravité telle
qu'ils équivalent" à une véritable agression armée
accomplie par des forces régulières, "ou [au] fait de s'engager
d'une manière substantielle dans une telle action". Cette description
qui figure à l'article 3, alinéa g), de la définition de
l'agression annexée à la résolution 3314 (XXIX) de
l'Assemblée Générale, peut être
considérée comme l'expression du droit international coutumier
[...] Mais la Cour ne pense pas que la notion d'agression armée puisse
recouvrir non seulement l'action de bandes armées dans le cas où
cette action revêt une ampleur particulière, mais aussi une
assistance à des rebelles prenant la forme de fourniture d'armements ou
d'assistance logistique ou autre. On peut voir dans une telle assistance une
menace ou un emploi de la force, ou l'équivalent d'une intervention dans
les affaires intérieures et extérieures d'autres
États208.
En reprenant in extenso les situations figurant dans
l'article 3 g), la Cour a considéré cet article comme une
disposition clef dans la mesure où il constitue « l'expression du
droit international coutumier »209. Toujours selon la Cour,
« si la notion d'agression armée englobe
208Nicaragua c. États-Unis,
supra note 27, p.103 par.195. 209Ibid.
l'envoi de bandes armées par un État sur le
territoire d'un autre État, la fourniture d'armes et le soutien
apporté à ces bandes ne sauraient être assimilés
à l'agression armée »210. La Cour a donc
précisé d'une façon claire quelles sont les conditions
auxquelles un soutien à des forces armées qui commettent un acte
de terrorisme peut être qualifié d'acte d'agression
armée.
Pour L.A. Sicilianos, les forces irrégulières
constituées et envoyées par un État en territoire
étranger, ou qui agissent en son nom, remplissent « une mission
publique » même « si ses membres n'ont pas officiellement le
statut de fonctionnaire ou d'agent de cet État »21
1. C'est ce que la CDI a appelé « la théorie des
organes de fait »212. En d'autres termes, « le lien de
subordination d'un groupe de prétendus volontaires ou de mercenaires
à l'État qui les emploie, ainsi que leur dépendance totale
à son égard fait que ces entités constituent en
réalité une partie de l'appareil étatique
»213.
Dans le cas de bandes armées soutenues activement par
un État, mais bénéficiant d'une liberté d'action en
opérant pour leur propre compte, il n'est pas possible «
d'assimiler les bandes armées en question à un organe de
l'État qui les soutient ni de considérer qu'elles agissent en son
nom. Ces entités doivent dès lors être qualifiées de
non étatiques au sens strict du terme »214.
Pour revenir à l'affaire des Activités
militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, la Cour a
examiné séparément les activités des UNCLAs
(Unilaterally Controlled Latino Assests) et celles des contras. Les
premières, des forces paramilitaires, étaient composées
essentiellement de nationaux d'États de pays latino-américains
payés par les États- Unis et agissaient sous leurs directives et
instructions. De l'autre côté, les contras
bénéficiaient, eux aussi, d'un soutien de la part des
États-Unis mais ils jouissaient d'une autonomie d'action et, de ce fait,
on ne peut les considérer comme agissant au nom des États-
210Ibid., à la page 127, par. 247.
211Sicilianos, supra note 57, à la
page 323.
212Rapport de la CDI à l'Assemblée
générale, A.C.D.I 1974, vol II, 1ère partie,
à la page 294. 213Sicilianos, supra note 57,
à la page 323.
214Ibid.
70 Unis. La Cour a constaté, sur cette base, le lien
d'imputation dans le premier cas et l'a refusé dans le second cas,
malgré le nombre élevé de victimes engendré par les
agissements des contras puisque :
Ces actes auraient fort bien pu être commis par des
membres des forces contra en dehors du contrôle des États-Unis.
Pour que la responsabilité juridique de ces derniers soit
engagée, il devrait en principe être établi qu'ils avaient
le contrôle effectif des opérations militaires ou paramilitaires
au cours desquelles les violations en question se seraient
produites215.
Il est à noter que la position de la CIJ concernant
l'« engagement substantiel » dans cette affaire a été
critiquée. C'est dans ce sens que certains internationalistes se sont
demandés si l'agression indirecte, tout en n'étant pas exclue en
théorie, devenait quasiment impossible en réalité. Cette
critique trouve son origine dans l'arrêt du 15 juillet 1999, rendu en
appel dans l'affaire Tadic. Le TPIY a explicitement affirmé que
le critère de contrôle effectif énoncé par la CIJ
« ne semble pas convaincant »216. Un simple contrôle
général serait suffisant selon le TPIY.
Néanmoins, le TPIY ne semble pas avoir convaincu la CDI
dans cet arrêt, puisque cette dernière a réaffirmé
la pertinence de l'approche de cette dernière217.
D'ailleurs, dans l'avis consultatif sur les
Conséquences juridiques de l'édification d'un mur dans le
territoire palestinien occupé, la CIJ a rappelé --
brièvement mais fermement -- que l'exercice de la légitime
défense ne s'exerce qu'en cas d'agression armée par un
État contre un autre État218 avant de conclure
qu'« Israël ne saurait se prévaloir du droit de
légitime défense ou de l'état de nécessité,
comme excluant l'illicéité de la construction du
215Nicaragua c. États-Unis,
supra note 27, à la page 65, par.115.
216Affaire Tadic, TPIY, Chambre
d'Appel, IT-94-1 -A, 15 juillet 1999, titre (ii) ; il est à noter que le
Tribunal de première instance a adopté la jurisprudence de
l'arrêt Nicaragua ; arrêt du 7 mai 1997, IT94-1-T, par.585.
217Rapport CDI, supra note 65, commentaire de
l'article 8, pp.109-116.
218Conséquences juridiques de
l'édification d'un mur dans le territoire palestinien
occupé, avis consultatif du 9 juillet 2004, CIJ, Rec. 2004,
à la page 62, par. 139.
mur [...] »219. Plus récemment, dans
l'affaire relative à l'application de la Convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide, la
Haute Juridiction, dans le cadre de la responsabilité internationale a,
d'une part, réaffirmé sa jurisprudence lorsqu'elle a
déclaré qu'il faut établir « un degré
particulièrement élevé de contrôle de l'État
sur les personnes ou entités en cause »220 et, d'autre
part, critiqué la position de la TPIY en considérant que «
le critère du « contrôle global » est inadapté,
car il distend trop, jusqu'à le rompre presque, le lien qui doit exister
entre le comportement des organes de l'État et la responsabilité
internationale de ce dernier »221.
Quant à la pratique du Conseil de
Sécurité, notamment dans le conflit arabo-israélien, elle
corrobore l'approche de la CIJ puisque Israël a été
condamné, dans plusieurs résolutions, pour ses opérations
militaires fondées sur la légitime défense contre les
États arabes qui soutenaient des forces palestiniennes222.
Dans un sens analogue et lors des frappes aériennes américaines
contre la Libye en 1986 en réponse à son soutien
allégué de terroristes opérant en Europe contre les
intérêts américains, la majorité des États
qui sont intervenus devant le Conseil de Sécurité ont
condamné cette opération223, tout comme l'a ainsi fait
l'Assemblée Générale dans sa résolution du 20
novembre 1986224.
On peut donc dire que « jamais une instance de l'ONU n'a
retenu l'argument de la légitime défense lorsque celui-ci a
été utilisé pour justifier une riposte à une
prétendue agression armée indirecte constituée par un
simple soutien à des forces irrégulières
»225.
219Ibid., par. 142.
220Affaire relative à l'application de la
Convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide (Bosnie-Herzégovine c.
Serbie-et-Monténégro), 26 février 2007, à la
page 141, par. 393. 221Ibid., à la page 145,
par.406.
222S/RES/171 (1962) du 9 avril 1962 ; S/RES/228
(1966) du 25 novembre 1966 ; S/RES/248 (1968) du 24 mars 1968 ; S/RES/256
(1968) du 16 août 1968 ; S/RES/262 (1968) du 31 décembre 1968 ;
S/RES/270 (1969) du 26 août 1969 ; S/RES/280 (1970) du 19 mai 1970 ;
S/RES/313 (1972) du 28 février 1972 ; S/RES/332 (1973) du 21 avril 1973
; S/RES/347 (1974) du 24 avril 1974 ; S/RES/573 (1985) du 4 octobre 1985 ;
S/RES/61 1 (1988) du 5 avril 1988.
223S/PV. 2674-2682 du 15 au 21 avril 1986.
224A/RES. 41/38 du 20 novembre 1986.
225Olivier Corten, François Dubuisson, «
Opération "Liberté Immuable" : une extension abusive du concept
de légitime défense », R.G.D.I.P, tome106-1, Paris, 2002,
à la page 61.
Pour conclure, et à la lumière des passages
précités de l'arrêt de la CIJ concernant l'affaire de
Nicaragua -- qui reste à notre avis l'arrêt de principe en la
matière --, on peut dire que « [...] la simple tolérance
d'un État à l'égard des activités d'entités
non étatiques opérant à partir de son territoire ne
constitue pas en soi une agression armée au sens de l'article 51 de la
Charte »226 et que le soutien apporté par un État
à des groupes armés opérant sur le territoire d'un
État étranger n'est pas inévitablement assimilable
à une agression, puisqu'il est encore difficile de relever aujourd'hui
une opinio juris fermement établie. En effet,
la pratique est [...] loin de remettre en cause le texte clair
de la définition juridique de l'agression élaborée au sein
de l'Assemblée générale de l'ONU, texte dont le sens a
été illustré par la Cour internationale de Justice dans
une affaire de principe qui garde toute sa pertinence
aujourd'hui227.
Par conséquent, et en application du droit existant au
moment des faits à l'intervention américaine en Afghanistan, on
peut dire que les attentats du 11 septembre ne peuvent être
qualifiés d'agression à l'égard des États-Unis,
faute d'imputabilité de ces actions à un État ou à
un groupe agissant au nom, ou sous le contrôle effectif, d'un
État.
Pour résumer, on peut dire avec le juge Gilbert
Guillaume, ancien président de la CIJ, qu' :
[...] après les événements du 11
septembre 2001, de nouvelles théories se sont développées
pour démontrer que ces événements marquaient une agression
armée contre les États-Unis justifiant l'exercice du droit de
légitime défense. Que ces événements aient eu la
dimension d'une agression armée, j 'en conviens volontiers, mais il n'a
jamais été établi qu'ils trouvaient leur source dans
l'action d'un État ; ils trouvaient leur origine dans l'action d'Al
Qaïda qui bénéficiait d'un certain soutien, d'une certaine
complicité du côté de l'Afghanistan et du régime des
Talibans, mais il n'a jamais été prétendu que
c'étaient les Talibans qui avaient envoyaient les avions dans les tours
de New York. Peut-on considérer dans ces conditions qu'on se trouvait en
face d'un cas d'application de l'article 51 ? Ce serait, me semble-t-il,
extrêmement dangereux parce que si l'on considère qu'un
226Sicilianos, supra note 57, à la
page 327.
227Corten, F. Dubuisson, supra note 225,
à la page 62.
événement de ce genre, c'est-à-dire une
agression armée par une organisation non gouvernementale -- après
tout, Al Qaïda est une ONG d'un type particulier -- peut justifier
l'exercice du droit de légitime défense, cela veut dire que
l'État qui s'estime agressé a le droit d'intervenir par la force
armée sur le territoire d'un autre État, où se trouve
éventuellement cette ONG. Ce serait donc justifier l'action
unilatérale des États par le recours à la force à
l'étranger même en l'absence d'agression par un autre État
dès lors que leur sécurité a été
menacée par des organisations de type Al Qaïda. Les dangers d'une
telle théorie paraissent considérables228.
Cependant, on peut d'un autre côté se demander
s'il ne ressort pas de l'argumentation américaine un certain renvoi
à un autre type de réaction armée, à savoir les
représailles armées.
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