c) Une tâche trop ardue ?
Mettre en place une réglementation efficace du secteur
privé des affaires militaires apparaît comme une véritable
gageure. Tous les arguments vus ci-dessus nous amènent à penser
que mettre en place une réglementation internationale, applicable et
appliquée, est proprement impossible. Il ne s' agit pas ici de se
montrer pessimiste ou défaitiste, mais les grands responsables de l'
ordre international sont aussi les premiers fournisseurs et acheteurs de
services de sécurité privée. Les Etats-Unis
d'Amérique et la Grande-Bretagne, tous deux ayant un siège au
Conseil de Sécurité de l' ONU en tant que membre permanent,
fournissent à eux seuls plus de 80 % de la demande et de l'offre de ce
marché. La Chine et la Russie ne devraient pas tarder à suivre ce
chemin, le temps pour elles de s'adapter à ces nouvelles règles
du jeu. Seule la France fait bande à part, par son refus
catégorique de se lancer dans cette course. Cependant, si la
privatisation
prend un aspect de plus en plus humanitaire, par les missions
des SMP, il est très probable que la France se mette à l'heure
des américains et des britanniques.
Un autre point intéressant quand à la
difficulté de mettre en place une réglementation est le suivant :
<< Un État peut être responsable des violations du droit
international humanitaire commises par une entreprise miitaire et de
sécurité privée qu' il a habilité à exercer
une partie de l' autorité gouvernementale, ou qui agit de facto
selon ses instructions ou sous son contrôle direct >> explique
Mme Emanuela-Chiara Gillard. << De plus, même si l' entreprise
privée n' agit pas en tant que représentante de l'État,
celui-ci a le devoir d'assurer le respect du droit international humanitaire et
d'user de la << diligence voulue >>, en faisant le
nécessaire pour prévenir et réprimer les violations
commises par des personnes ou des entités qui opèrent sur son
territoire ou à partir de celui-ci. >> Mme Gillard est
conseillère juridique au département du Droit du CICR, et en
s'exprimant ainsi pointe du doigt le problème manifeste d'une
réglementation : comment croire que les Etats vont se mettre d'accord
pour se condamner eux-mêmes ? En effet, selon Mme Gillard, la
responsabilité d'une SMP se trouve chez son commanditaire, chez le
donneur d' ordre. Et c' est bien là l' intérêt de certains
Etats : faire faire par le biais de SMP un travail que l'on peut qualifier de
sale, à la place de ses propres forces armées. Dans le scandale
d'Abou Ghraib, des SMP étaient impliquées, comme AEGIS, mais
leurs membres n'ont pas été jugés contrairement aux
membres des forces armées américaines. Peut-on penser que les
Etats vont accepter de renoncer à cette opportunité pour eux de
se détacher des aspects obscurs de la guerre si facilement ? Les SMP
leurs permettent de réaliser certaines choses de manière plus
discrète, et les liens entre une SMP et le gouvernement d'un Etat sont
moins évidents que les liens entre cet Etat et ses forces armées.
Ainsi donc, l'intérêt des Etats ne réside pas
nécessairement dans une réglementation trop stricte des
activités des SMP, et encore moins dans un transfert de la
responsabiité pénale de la SMP vers son employeur.
Mettre en place une réglementation signifierait que
certaines étapes doivent être respectées avant d'aboutir
à un projet valable. Il faut tout d'abord que tous les Etats acceptent
de se concerter sur le sujet, car tout prouve que le phénomène
est mondial, et qu' aucun Etat ne peut être seul concerné par le
sujet. Ensuite, il s' agit d' entamer une réflexion sur le point de vue
juridique. << Si la responsabilité civile des entreprises
militaires et de sécurité privées est
généralement acceptée, leur responsabilité
pénale est
bien plus limitée dans la plupart des pays. La
responsabilité des sociétés commerciales qui les engagent,
telles que les compagnies pétrolières ou minières, peut
aussi être aussi difficile à établir, spécialement
dans les procédures pénales >>. Et Mme Gillard d' ajouter :
<< Il est parfois difficile d' intenter une action en justice contre des
entreprises militaires et de sécurité privées pour des
raisons pratiques. Elles peuvent avoir obtenu l'immunité de poursuite
judiciaire auprès des tribunaux des pays où elles mènent
leurs activités ; et il est possible que ces tribunaux locaux ne
fonctionnent même pas, du fait du conflit armé. Une complication
supplémentaire est qu'il peut être difficile d' intenter un
procès devant les tribunaux des Etats où les entreprises sont
constituées, car les violations présumées peuvent avoir
été commises dans d'autres pays ; la plupart des tribunaux n'ont
qu'une compétence extraterritoriale limitée. De même,
continue Mme Gillard, bien que sur le plan juridique les employés de ces
entreprises soient personnellement responsables des violations du droit
international humanitaire, dans la pratique il peut être difficile de
trouver un tribunal pénal national ayant compétence
extraterritoriale pour connaître du crime allégué et la
volonté politique d'exercer cette compétence. >> Le
<< désert juridique >> dont parle M. Paul Seger est bien
présent, et véritablement au coeur du débat. Tant que ce
point n'aura pas été résolu, rien ne pourra être
fait. Ensuite, la tâche sera délicate car il s' agira de faire
accepter par tous les Etats une définition et un statut juridique clair
pour les SMP et leurs membres. Responsabiité, crime et délit,
sanctions pénales, tout doit être abordé, et faire l'objet
d'un consensus international. Dernière étape, la mise en place
d'un organisme de contrôle et d'application des peines
éventuellement décidées. Et donc nouveaux problèmes
: comment accorder une compétence internationale à un tribunal
national ? Peut-on envisager de créer une cour de justice
spéciale pour les membres des SMP ? Faut-il juger ceux que l'on qualifie
de << nouveaux mercenaires >> dans leurs pays d' origine, ou dans
le pays où ils ont commis des crimes et délits ? Ici encore le
débat n' est pas prêt de se terminer, et les questions qu' il
soulève sont nombreuses.
En résumé, les difficultés de
l'externalisation comme de la privatisation sont parfaitement mises à
jour par le problème de la rentabiité, par les changements que
cela implique dans le domaine de l' intangible, et par les différences
que cela entraîne dans les opérations en temps de paix et en temps
de guerre. Cependant, la volonté de
changement de la part d'un certain nombre d'Etats comme la
Grande-Bretagne ou la Suisse montrent bien que les problèmes sont
traités avec sérieux, mais la contrepartie de ceci se trouve dans
les nouvelles difficultés qui surgissent : le Green Paper de 2002 s'
avère être trop délicat pour être suivi d' effets.
Enfin, toutes ces questions nous laissent penser que réglementer ce
secteur des activités militaires privatisées n'est peut
être pas la meilleure option, au regard de l'instabilité du
secteur, du double-jeu des acteurs et de l'ardeur de la tâche.
|