B - Des apports jurisprudentiels parfois contestables :
la décision Mark and Spencer
Les libertés économiques sont ainsi solidement
encadrées par la jurisprudence. Une jurisprudence qui est parfois
insensible à certaines considérations nationales comme dans le
grand arrêt Mark and Spencer174. En 2003, la Cour
reçoit une question préjudicielle de la High Court
britannique dans un litige opposant la société Marks and
Spencer à l'administration fiscale britannique. La société
disposait de filiale qu'elle a liquidé en raison des pertes fiscales
importantes desdites filiales. La société-mère a
demandé la
169 Directive 77/ 799/ CEE
170 CJCE, 28 octobre 1999, Vestergaard, C-55/ 98
Ibid154
171 CJCE, 15 mai 1997, Futura Participations SA et
Singer, C-250/ 95
Ibid154 « législation luxembourgeoise
jugée compatible avec le droit communautaire en ce qu'elle
exigeait
que la comptabilité d'une succursale luxembourgeoise
soit tenue selon les normes luxembourgeoises »
172 CJCE, 28 avril 1998, Jessica Safir, C-118/ 96
173 CJCE, 28 janvier 1992, Bachmann, C-204/ 90
174 CJCE, 13 décembre 2005, Mark and Spencer,
C-446/03
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censure du « group relief
»175 qui permet le transfert de pertes fiscales
reportables entre sociétés britanniques mais pas entre une
société britannique et une société
étrangère. L'argument de la société était
que la règle britannique contrevenait au principe de la liberté
d'établissement.
Dans un premier temps, l'avocat général Poiares
Maduro estimait que la société avait le droit d'invoquer la
différence de traitement en fonction de la localisation de la filiale.
Cette problématique avait déjà été plus ou
moins esquissé dans l'arrêt Futura participations et
Singer176 dans lequel le Luxembourg autorisait, à bon
droit, la possibilité de transférer les pertes reportables des
établissements stables situés dans d'autres États membres
que le Luxembourg à la condition que ces pertes aient un lien
économique avec les revenus réalisés. Cependant l'avocat
général s'est refusé d'effectuer un raisonnement par
analogie de cette jurisprudence.
A ce titre, l'État britannique invoqua le principe de
territorialité consistant dans le fait de ne pas troubler ses relations
avec un autre État en matière fiscale. Toutefois, l'avocat
général considéra que la justification par la
territorialité n'était pas fondée, l'État
britanniques ne souffrant pas d'une concurrence fiscale particulière
avec d'autres États membres. En second lieu, la Grande-Bretagne invoqua
le principe de cohérence du système fiscal. Là encore,
l'avocat général balaie l'argument qui doit « être
examiné au regard de l'objectif poursuivi par la réglementation
fiscale en cause. La notion de cohérence fiscale vise à garantir
que les ressortissants communautaires n'utilisent pas les dispositions
communautaires pour en tirer des avantages qui ne sont pas liés à
l'exercice de la liberté de circulation »177.
Le problème est que la liberté
d'établissement pourrait être entravée dans cette situation
si d'autres États membres permettraient le transfert des pertes fiscales
entre la société mère et ses filiales
non-résidentes. La Cour adopte en conséquence une démarche
prudente : en admettant que l'entrave puisse être justifié par
trois arguments. Le premier consiste dans le respect de la répartition
du pouvoir d'imposition entre les États membres, les pertes
175 Ibid154
176 CJCE, 15 mai 1997, Futura participations et Singer,
C- 250/ 95
177 Ibid154
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fiscales réalisées par une filiale ont un effet
sur l'imposition de cette dernière dans l'État dans laquelle elle
a son siège. La seconde justification peut être tirée d'un
risque de double emploi des pertes en permettant à la filiale de ne pas
payer d'impôt dans son État de résidence et en les
transférant à sa société-mère afin
d'écraser sa base imposable. En ce sens, le troisième moyen
invocable réside dans le fait qu'une telle liberté de transfert
des pertes fiscales pourrait inciter certaines entreprises à frauder
fiscalement.
« Néanmoins la Cour juge, en vertu du principe
de proportionnalité (l'entrave ne doit pas excéder les
nécessités de l'objectif poursuivi) qu'une société
mère britannique doit pouvoir imputer les pertes de sa filiale
étrangère lorsque celle- ci a épuisé les
possibilités, en avant et en arrière, de les prendre en compte
dans son pays ou par un tiers »178.
En ce sens, la Cour garantie que les pertes fiscales doivent
en premier lieu être reportées sur la base imposable de la filiale
dans son État de résidence avant de pouvoir être
transférées dans un second temps à la
société-mère. Si cet arrêt semble avoir
trouvé un juste milieu entre l'excès de liberté et
l'entrave fiscale, il n'en demeure pas moins contestable dans le sens où
la liberté est clairement privilégiée et où des
montages fiscaux peuvent facilement s'immiscer dans les failles de cette
consécration de la liberté d'établissement. Si
l'harmonisation permet une liberté au sein de l'Union européenne,
elle est aussi son propre piège, car les États sont ainsi
impuissants pour contrecarrer les phénomènes de fraudes fiscales.
En effet, une société-mère qui dispose de plusieurs
filiales dans des États différents qui ne réalisent aucun
bénéfice pourra amoindrir sa base imposable.
En ce sens, l'harmonisation de la Cour touche de nombreuses
libertés et encadre strictement les entraves fiscales nationales. Dans
cette lignée, la Cour prohibe également avec vigueur les
traitements de faveurs envers certains contribuables à travers le
dispositif de sanctions des aides d'État.
178 Ibid154
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