Le graffiti à Beyrouth: trajectoires et enjeux d'un art urbain émergent( Télécharger le fichier original )par Joséphine PARENTHOU Sciences Po Aix-en-Provence - Aix-Marseille Université - Diplôme de Sciences Politiques 2015 |
3. Combinaisons des capitaux et absence des catégories populaires ou défavoriséesLes capitaux détenus et transmis aux graffeurs s'équilibrent selon diverses combinaisons, parfois plus axées vers les ressources économiques, parfois vers un capital culturel familial conséquent, remontant à plusieurs générations. L'entrée dans la pratique peut être facilitée et orientée par ces capitaux, tout comme ces derniers deviennent obligatoires pour pouvoir pratiquer une telle activité et s'y maintenir ; le coût de l'engagement dans la pratique du graffiti exclue de facto les catégories populaires. Il nécessite une certaine connaissance artistique ainsi que des surplus financiers pour pouvoir, par exemple, acheter des bombes de peinture, inaccessibles pour un individu dont les parents gagneraient ne serait-ce que les 836$/mois du RNB moyen par habitant. Quant au capital social issu de cette socialisation primaire, il est difficile d'illustrer exactement ce qu'il représente, sinon que par des exemples directement perçus et vécus lors des observations, conversations, et événements. Ceci-dit, et en considérant le capital social comme « l'ensemble des ressources actuelles ou potentielles d'un agent qui sont liées à un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d'interconnaissance et d'interreconnaissance »34, les graffeurs proviendraient effectivement d'un milieu assez homogène, concentré sur Beyrouth ou avec des relations dans cette ville, participant au même type d'activités et d'événements (humanitaire, vernissages, cérémonies d'ouverture...) dans lesquels les mêmes individus se connaissent, se reconnaissent et s'attendent, selon une logique d'entre-soi propre à ces catégories moyennes - hautes. 34 DESCHENAUX, Frédéric, LAFLAMME, Claude, « Réseau social et capital social : une distinction conceptuelle nécessaire illustrée à l'aide d'une enquête sur l'insertion professionnelle de jeunes Québécois », SociologieS, 2009. 25 La définition de ce type de milieu s'avérait d'autant plus problématique qu'il était nécessaire de se distancier, lors des entretiens, de l'illusion biographique et des biais d'interprétation présents dans les récits de soi des graffeurs. En effet, s'il ne s'agit pas de « mauvaise foi », les graffeurs ont toutefois tendance à raconter leur vie, en liaison avec leur pratique du graffiti, comme « un ensemble cohérent et orienté, qui peut et doit être appréhendé comme expression unitaire d'une « intention » subjective et objective d'un projet »35. Illusion qui, de plus, tend à faire fi du monde social dans lequel ils évoluent. Si Kabrit défend l'idée qu'ils viennent vraiment de la rue, cela n'est que peu vérifiable au regard de ce que nous venons de démontrer. En revanche, ce sentiment, une fois analysé, se comprend au regard de ce que lui-même considère comme ne pas être de la rue : ainsi, il estime leur positionnement social relativement aux catégories qui lui semblent supérieures. De manière assez vague, il s'agirait des familles d'investisseurs immobiliers, des élites financières et politiques, concentrées dans le quartier de Downtown. Cette illusion ne peut être rectifiée qu'en prenant en compte leur propre évaluation de ce que représente et de qui représente la richesse. Cette illusion a encore pu être confortée par la séparation effective qui existe entre ces grandes fortunes, parfois issues des pays du Golfe, et le reste de la société ; leur milieu social d'origine apparaît paradoxalement plus proche des catégories un peu plus modestes qu'eux, en terme de contacts sociaux mais aussi parce que la fragmentation spatiale est moindre. Un autre exemple d'illusion biographique, où les acteurs se racontent sans prendre ou se rendre compte de l'univers social dans lequel ils ont évolué, et son influence sur leur pratique artistique, est particulièrement visible dans le discours d'un des frères Ashekman : lorsqu'il parle de la manière dont lui et son frère ont construit leur concept hip-hop, englobant le graffiti, il raconte « I was born with a spray can, and my twin brother with a microphone »36. Zed (janvier 2016), à l'inverse, se place dans une démarche active et volontariste face à l'art, laquelle serait indépendante de toute influence extérieure : - How did it came to you, this desire of making art? - Zed : It didn't come... I went. 35 BOURDIEU, Pierre, « L'illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1986/6 (vol. 62-63), p. 69-72, p. 69. 36 Ashekman on CNN international, « Inside the Middle-East show », mis en ligne le 12 avril 2011, consultable à l'adresse https://www.youtube.com/watch?v=SgvAYrkdJqc. 26 |
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