C. Un passé communautaire ou militant peu
renseigné : entre rejet et
tabou
Nous sommes partis d'une « analyse profane
»37 d'un phénomène social, notamment parce
que nous souhaitions mettre en lumière la nécessité de
rompre avec des schémas d'interprétation guidés par le
religieux dès lors que certains acteurs décrivent l'espace dans
lequel ils évoluent. Aborder l'aspect communautaire et interroger sa
pertinence au regard de l'engagement des graffeurs semblait toutefois
être un « passage obligatoire », entendant que cette analyse se
fonde sur les représentations de ce qui serait communautaire ou non.
Remarquons également que la notion de militantisme s'insère aux
côtés de l'appartenance communautaire, par effet de fusion - ou
plutôt de confusion - de ces deux concepts dans l'espace libanais.
1. L'incompréhension des graffeurs lors des
entretiens
L'accentuation des recherches sur le degré
d'appartenance communautaire ou de socialisation militante dans le milieu
familial des graffeurs s'est très vite révélée
problématique, en particulier lors des entretiens. Il est plutôt
aisé de deviner la communauté d'appartenance d'un individu
à l'origine de son nom et/ou prénom, et à la
régularité de ces derniers au sein d'une communauté
donnée. La difficulté provient en réalité des
entretiens, puisque connaître la communauté de
référence ou le passé militant d'un acteur n'a ici que peu
d'intérêt ; le discours qu'il adopte sur ceux-ci en revanche
pourrait permettre de comprendre s'ils ont un impact sur son engagement ou son
activité. C'est précisément à cet endroit que nous
avons eu affaire à des refus de terrain. Ces refus sont, en toute
honnêteté, autant dus à nos propres réticences face
à une situation délicate, qu'à l'incompréhension
des graffeurs lorsque nous leur posions des questions sur la potentielle
importance du sentiment communautaire (religieux) dans leur famille, ou si
leurs parents avaient pris part à une activité militante
quelconque. Le contexte libanais, plus ou moins instable selon la conjoncture
politique et régionale, rendait ces questions délicates, à
toutes fins peu utiles. Nous devrons alors nous contenter des rares
expériences d'entretiens que nous avons récoltées sur le
sujet. D'ailleurs, ces refus ou « échecs » dans
l'établissement de la conversation deviennent partie de l'enquête
puisque « même lorsqu'on se voit refuser l'entrée sur le
terrain, on peut transformer en matériau d'enquête une
expérience sociale désagréable pour l'enquêteur
»38 .
37 CORM Georges, « Pour une analyse profane des conflits
», Le Monde Diplomatique, février 2013.
38 DARMON, Muriel, « Le psychiatre, la sociologue et la
boulangère : analyse d'un refus de terrain »,
Genèses, 2005/1 (n° 58), p. 98-112, p. 100.
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Ici, il ne s'agissait pas de refus catégoriques, mais
plutôt d'une incompréhension de la part des enquêtés
qui pourrait se formuler comme telle : quel est l'intérêt de nous
poser des questions sur la religion ou la politique alors qu'on parle de mon
activité comme graffeur ? Cela n'a a priori pas de sens. Il
était difficile pour ces graffeurs de faire un lien entre le sujet de
l'entretien et ces questions, tout comme il nous était difficile de les
justifier ou de les reformuler. Il semble qu'il était même
impossible de transposer des termes et expressions d'un contexte à
l'autre, d'employer des concepts issus de la sociologie française au
contexte libanais. Des termes comme « militantisme » ou «
politique » ne disposent pas d'une connotation négative en France
et sont généralement compris selon un référentiel
de valeurs partagées propres à ce territoire. Au Liban en
revanche, le simple mot « politique » provoquait des réactions
de rejet quasi-systématique, en particulier du fait que « les
adolescents [et jeunes adultes] confondent guerre civile, affrontement
entre leaders politiques »39, sphère politique et
communautarisme... Confusion compréhensible au regard de la constitution
du système étatique. Même en tentant d'expliciter ce terme
et l'intérêt de ces questions, les réponses ressemblaient
généralement à celle donnée par Spaz : «
so... yes, I don't have a problem... politics actually... I'm not that into
politics, but I've tried my best to deliver the best answer. »
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