3. Un développement récent de la
visibilité par les réseaux sociaux et circuits de diffusion
officiels
Outre ces questionnements divers sur ce que devrait
ou ne devrait pas être art, les problèmes de
reconnaissance posés par l'espace urbain peuvent être
surmontés grâce au développement progressif, et très
récent, des stratégies de visibilités sur les
réseaux sociaux et circuits de diffusion officiels - entendons
par-là les journaux, émissions, documentaires ou travaux, dans
leur version originale ou internet. Bien que représentant une
extraordinaire opportunité, ces médiums requièrent la
maîtrise d'un certain nombre de compétences et ressources
communicationnelles. La gestion d'une page sur les réseaux sociaux
devient préférable. Il faut savoir la rendre attrayante et
gérer la temporalité des publications : publier son travail assez
souvent pour « fidéliser » l'observateur virtuel, mais pas
trop pour ne pas inonder son fil d'actualités, au risque de ne plus
rendre visible les oeuvres que l'on souhaite valoriser. Spaz fait preuve d'une
compétence indéniable en la matière, à la
différence de Kabrit, dont l'activité et la visibilité sur
internet sont quasi-inexistantes. Dans leurs relations avec des médiums
plus officiels, en particulier les journaux et sites internet, c'est la
capacité à s'exprimer et faire valoir ses idées, sa
personnalité, son talent, de manière concise et claire qui
importent, soit la nécessaire adaptation du discours à la forme
médiatique. Eps, Meuh ou encore Ashekman se distinguent positivement par
cette mise en scène de soi - ce qui ne correspond pas à
une perte d'authenticité pour autant. Ils sont capables de rendre
clairement des propos plus homogènes et cohérents que lors des
entretiens ou des débats entre pairs. La comparaison entre la forme de
l'interview et celle de l'entretien est particulièrement constructive,
d'autant plus avec les graffeurs habitués à s'exprimer en
direction des médias. Cette comparaison traduit également la
difficulté d'accéder à un niveau supérieur dans la
conversation avec ces graffeurs. Avec Phat2, l'entrée dans une
discussion plus profonde s'avérait ardu : premièrement, parce que
la différence entre entretien sociologique et interview pour un journal
restait ténue selon lui. Deuxièmement, parce qu'habitué
à fournir des réponses claires et concises, adaptées au
format médiatique, il était compliqué d'obtenir des
réponses plus détaillées sans détailler
nous-mêmes nos questions - au risque d'influencer ses réponses. Il
a donc fallu un certain temps, l'élaboration d'une relation de confiance
et la confirmation par ses pairs que nous n'étions pas là pour
critiquer ses propos dans les médias, avant d'obtenir des
réponses plus détaillées et des réflexions plus
spontanées.
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L'utilisation du virtuel rend possible, facile et rapide
l'extension de sa reconnaissance, dans des dimensions qui eurent
été impensables autrement. Ces réseaux permettent, avec un
investissement relativement faible, de développer la reconnaissance d'un
artiste en dehors des frontières nationales et des réseaux de
sociabilité ordinaires. Cela est, en revanche, compensé par une
concurrence accrue sur les réseaux sociaux face aux autres graffeurs,
beyrouthins comme internationaux. De plus, cela crée une dichotomie
entre reconnaissance virtuelle et reconnaissance
réelle, sur le terrain, d'un même artiste. Ainsi, des
graffeurs peu reconnus par les pairs et peu présents dans l'espace
urbain acquièrent une renommée considérable sur ces
réseaux et dans les journaux, à l'instar de Potato Nose.
Retombées positives et négatives sont à prévoir :
d'un côté, Potato Nose a été vivement et
publiquement critiqué par le photographe et historien de l'art Gregory
Buchakjian, qui avoue de son propre-chef ne pas l'avoir fait s'il
n'était pas tombé « par hasard sur le net »,
sur un article parlant des graffitis réalisés par ce graffeur sur
le Holiday Inn Hostel de Beyrouth, et qu'il ne le connaissait pas avant. De
l'autre, cette reconnaissance médiatique et virtuelle a permis à
Potato Nose d'organiser une exposition dans la galerie Cynthia Nouhra de
Beyrouth en septembre et octobre 2015. Le passage d'une reconnaissance
virtuelle à une reconnaissance de fait, réintégrée
à l'espace beyrouthin, semble rappeler que ces niveaux de
visibilité et de reconnaissance peuvent dialoguer et se compléter
dans le but
SAGOT-DUVAUROUX Dominique, MOUREAU Nathalie, « De
la qualité artistique à la valeur économique » in
Le marché de l'art contemporain, Paris, La
Découverte, « Repères », 2010, 128 p.
d'une reconnaissance plus
générale. L'allocation de la réputation ne
procède pas d'une voie « royale » et immuable, mais
plutôt d'interactions constantes entre différents niveaux de
visibilité au sein et entre lesquels les graffeurs restent relativement
libres de construire des passerelles et stratégies de reconnaissance
diversifiées et non figées.
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