C. La commercialisation comme indicateur de
professionnalisation ?
Les graffeurs adoptent certes des stratégies de
reconnaissance diverses, mais qu'est-ce qui permet effectivement de les
reconnaître comme des artistes professionnels ? À partir
du moment où elle permet de percevoir des revenus réguliers, la
commercialisation définit-elle l'auteur et son activité comme
professionnels ? Lorsqu'une scène artistique est en pleine
émergence et ses canons peu fixés, la rémunération
peut apparaître comme un indicateur incrémental de l'état
de professionnalisation des
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graffeurs beyrouthins. Toutefois, cette logique commerciale,
plus qu'un moyen de reconnaissance artistique, peut également
révéler une nécessité financière. Ces deux
cas de figure, enfin, appellent à reprendre et analyser les
représentations et discours des graffeurs sur la commercialisation du
graffiti. Ils puisent dans l'imaginaire du graffiti et, ce faisant,
réveillent les dissensions entre une vision du graffeur vandale
face à l'autre, commercial, qui serait perçu comme un
vendu.
1. La rémunération et la rétribution
comme baromètres de l'état de professionnalisation et
de reconnaissance
Becker considère avec réalisme que « la
participation au système de distribution officiel est un des indices qui
permettent à un monde de l'art de distinguer les vrais artistes des
amateurs »129. La manière dont le nombre de
commandes et le montant des rémunérations contribuent à
accorder du crédit à un graffeur en est une première
illustration. Bien entendu, il ne s'agit pas de dire ce qui est en soi
professionnel, mais plutôt d'analyser le processus de labellisation
de certains graffeurs comme professionnels, en particulier par les
émetteurs de commandes. À partir de là transparaît
une distinction nette entre ceux qui seraient professionnels et les autres,
amateurs : ce qui en vivent sont opposés à ceux pour qui
il ne s'agit encore que de rétributions
valorisantes130. Eps ou Yazan Halwani sont
considérés comme professionnels parce qu'ils reçoivent un
nombre important de commandes de particuliers et d'entreprises. Cela
s'accompagne, souvent, d'une diminution du temps employé à la
réalisation de pièces personnelles, ainsi que d'un
détachement plus ou moins marqué vis-à-vis des pairs. Qui
plus est, nous l'avions dit, la qualité de la réputation d'un
client peut avoir des répercussions sur la reconnaissance
professionnelle d'un graffeur : Meuh était impressionné, par
exemple, par les clients d'Eps, notamment à Downtown, quartier le plus
« huppé » de Beyrouth. Si ces clients sont parfois
dénigrés, la plus-value réputationnelle vient de la
difficulté à accéder à ces milieux, encore plus
à être reconnus par eux comme professionnel. Le montant des
rémunérations perçues, s'il n'agit pas à
l'état brut comme élément de comparaison entre graffeurs,
montre toutefois un certain état de professionnalisation. En effet, un
graffeur qui acquiert une réputation de professionnel sera en mesure de
demander une rémunération plus élevée qu'un
graffeur débutant pour un travail similaire. La rétribution joue
ce rôle de baromètre d'autant plus efficacement que, contrairement
à la typologie proposée par Heinich et Shapiro, les conditions
d'entrée dans la pratique n'ont pas encore été
modifiées en vue du processus d'artification : aucune formation
diplômante en graffiti n'existe en université, que ce soit
à Beyrouth ou à l'international.
129 BECKER, Howard, op. cit., p. 116.
130 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., . 323.
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Outre le nombre de commandes et le montant des
rémunérations, la démarche des clients rend perceptible ce
passage de l'amateur au professionnel. Au fur et à
mesure qu'un graffeur obtient des commandes et les satisfait, qu'il est reconnu
comme artiste, les clients auront tendance à le payer en sa juste
qualité d'artiste. Ainsi, l'autonomie et l'indépendance du
graffeur ne seraient pas contrariées parce qu'il travaille pour
quelqu'un, puisque ce quelqu'un le paie pour « être artiste
». Chez Kabrit comme chez Phat2, cette perception de la
professionnalisation de leur activité apparaît très
clairement, sachant qu'elle est à la fois un but et un moyen de
reconnaissance :
- Phat2 : the better my technique the better I can paint. The
better I can paint, the better works I produce.
The better works I produce, the more people will notice. The
more known I get, the more people will want to buy my work... and selling more
work means money means living costs and then it means living as an artist and
making money from it... happiness.
- So, would you say that retribution for your art is one
of its main goal ? Are you currently living from it ?
- Phat2 : yes, as a full time freelance artist and designer, and
yes of course that's my main goal, getting
better and better as an artist for 1) my own satisfaction and
fulfilment and 2) for making money without being a slave or a prostitute, by
doing what I love doing...
- How can you save yourself from being a slave or a
prostitute in graffiti ?
- Phat2 : I have no boss. No god. No strings. So I can't be
controlled, and nobody can give me any orders,
I'm free !
- Even those who are paying you ?
- Phat2 : even those who are paying me, because if I don't like
it I can just cancel them... I'm an artist, not
a worker. People don't give me directions on how to work or
what to paint. Maybe you don't know, but that's not how it works (...)
- So they let you do whatever you want or almost because
they consider you as an artist ?
- Phat2 : yes, they WANT me to do what I want ! Smart clients
will let you create freely without too many
specifications, because they know they'll get the best quality
out of an artist when he has creative freedom...
La rémunération apparaît comme un stade
d'achèvement de leur apprentissage et d'officialisation de leur
reconnaissance en tant qu'artiste. Ce cas de figure, où une grande
liberté est laissée à l'artiste, n'est possible que
lorsqu'il existe une homologie structurale entre clients et
producteurs, homologie qui permet une rencontre pacifiée entre offre et
demande.
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2. L'autre versant de cette commercialisation relève
plutôt d'une nécessité financière
Lorsque cette « homologie entre l'espace des
producteurs et l'espace des consommateurs »131 est
instable ou rompue, ce sera alors au producteur de s'adapter à la
demande du consommateur. Si Phat2 se refuse à réaliser des
commandes qui ne lui plairaient pas, les nécessités
financières des graffeurs ne permettent pas toujours de refuser les
offres qui leurs sont soumises. Dans son discours, on remarque d'ailleurs des
nuances à mesure que la conversation avance et que l'on discute de cas
concrets. Même s'il se refuse à être un « esclave
» ou une « prostituée » (ce qui implique,
dans son idée, le refus de tout compromis avec le client) Phat2 se
montre en réalité plus ouvert et accepte de recevoir des conseils
et/ou critiques de la part des clients. En fonction de ce qu'ils souhaitent, il
cherche dès lors à modifier ses esquisses pour satisfaire ses
clients, à condition qu'il « reste inspiré »
par la demande :
For example, the last project I worked on was for a make-up
and cosmetics thing, they told « we like your work, we want to pay you to
paint something for us » and then they sent me a few images about their
brand and some keywords like « fun, feminine, dangerous ». I look at
the stuff they sent and get inspired by their colors, their style their
information and all... so then I create a suitable artwork for them. If they
don't like it, I'll ask what they didn't like, and modify it accordingly, or
sometimes I create a new artwork altogether.
Cette attitude plus conciliante est due, en partie, à
cette nécessité financière, puisque le graffiti
représente un potentiel de revenus non négligeable : une commande
peut aller d'une centaine de dollars pour un dessin à plusieurs dizaines
milliers de dollars pour une fresque de plusieurs mètres, fonction de ce
que le client est prêt à investir pour un graffeur (un « nom
»), du temps et du matériel requis.
Ce type de réalisation est, souvent, moins
relayé sur les réseaux que d'autres travaux, personnels ou
rémunérés mais plus attrayants esthétiquement
parlant. Aussi, les commandes qui relèvent plus du job alimentaire font
parfois oublier le graffeur lui-même. Il faut relativiser l'importance de
la commercialisation dans le processus de reconnaissance des graffeurs car, si
elle peut agir comme un levier important de la réputation d'un graffeur,
elle peut aussi le réduire à un exécutant ou à un
décorateur d'intérieur, plus qu'à un artiste. Le choix des
clients et des commandes que l'on acceptera ou non est le fruit de divers
calculs, conscients et inconscients, mus par la nécessité autant
que par les ambitions sur le long terme.
131 BOURDIEU, Pierre, Les règles de l'art... op.
cit., p. 410.
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