2. L'oeuvre sans son propriétaire : la
visibilité en espace urbain
L'espace urbain est le médium clef de la reconnaissance
pour qui chercherait à se faire connaître des autres graffeurs.
Parallèlement, il devient le lieu d'exposition des pièces les
plus avancées (dans la carrière). La recherche et l'occupation de
spots largement visibles sont monopolisées par les graffeurs
confirmés, qui souhaitent faire valoir leur technique et leur
talent. La réduction considérable du nombre
d'intermédiaires entre l'auteur et son public supprime le coût
d'accès à l'art, coût tant symbolique (démarche
d'aller en musée, réseau social en galeries, etc.) que
matériel (prix d'entrée). L'argument d'un art qui viendrait au
public plus que le public ne vient à l'art est fortement investi et
partagé entre les graffeurs. Il sera ensuite réinvesti dans un
discours plus réflexif et socialement « engagé ». Les
murs ne constituent qu'un niveau de reconnaissance, qui peut être
additionné, complété, et dialoguer avec d'autres, mais il
reste, dans la plupart des cas, indépendant de ces autres lieux ou
niveaux de reconnaissance. La réputation qu'a Fish sur les murs est
inexistante dans le marché institutionnel ou particulier de l'art, la
reconnaissance d'Eps sur les murs est bien différente - et moins
conditionnée - que celle qu'il acquiert lors de la réalisation de
commandes, etc. Sans nier ces autres niveaux de reconnaissance, il
apparaît néanmoins que le mur devient la vitrine officielle
du graffiti, qu'il est la nouvelle toile127 de
l'artiste. De plus, en « mettant volontairement son travail sur les
murs, dans la cité », le graffeur se place « hors du
marché » et donc des appareils de consécration qui
gravitent autour de celui-ci ; c'est par ce placement que les graffeurs
conservent
127 PRADEL, Benjamin, Une action artistique en milieu urbain
: le graffiti ou l'impossible reconnaissance, Mémoire pour
l'obtention du diplôme d'Institut d'Études Politiques de Grenoble,
2003, 145 p., p. 75.
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« l'indépendance nécessaire pour
pouvoir faire un art engagé selon [leurs] propres conditions
»128. L'avantage est surtout de pouvoir garantir une
autonomie et un plein contrôle quant à la gestion de sa
visibilité, puisqu'ils sapent très clairement les
intermédiaires traditionnels et consacrés du marché de
l'art contemporain.
En revanche, l'autre pendant de cette visibilité tend
à dissocier dans cet espace la reconnaissance de l'artiste de celle de
l'oeuvre. De plus, elle pose la question de la désacralisation, voire de
la non-sacralisation de l'oeuvre, ce qui entre en rupture profonde avec la
théorie de la réputation de Becker. Cette dissociation entre
l'oeuvre et l'artiste s'opère à plusieurs échelles,
recréées dans l'espace urbain lui-même.
Premièrement, la reconnaissance par un public plus large (les passants)
porte sur une oeuvre jugée plaisante ou belle, et très peu sur
l'artiste : il resterait cette « présence anonyme dans le
quartier », cette « personne qui est là quelque part,
qui existe, mais que tu connais pas exactement » (Kabrit). À
l'inverse, le marché de l'art institutionnel, les clients,
collectionneurs et marchands vont très peu dans la rue, et reconnaissent
l'artiste par ses commandes plus que par son oeuvre personnelle, placée
dans la rue. La conciliation entre reconnaissance de l'individu et de l'oeuvre
revient, encore, à ce public extrêmement restreint que
représentent les pairs et initiés, qu'ils soient des amis, des
connaissances, ou des relations familiales. Quant au problème de la
sacralisation de l'oeuvre, il entraîne plusieurs sous-questions : peut-on
considérer comme art ce qui ne peut être sacralisé, en
raison même de son support ? Le graffiti reste-t-il du graffiti s'il est
« sacralisé » ? Peut-on reconnaître le graffiti comme un
art, lorsqu'il bouscule les appareils de consécration conventionnels ?
Ces questionnements mériteraient de plus amples recherches, que nous ne
pouvons malheureusement effectuer ici. Nous pouvons cependant avancer quelques
pistes, à commencer par le fait que le graffiti à Beyrouth semble
plus sacralisé que dans les autres scènes, qui se sont longtemps
attachées à le rayer du paysage urbain. Toutefois, la
présence dans l'espace urbain tend à confondre l'oeuvre et
l'espace, puisqu'elle n'est pas placée au-dessus du cadre de vie
habituel des individus mais y est pleinement intégrée :
volonté des graffeurs certes, mais qui a pour conséquence de
fondre l'oeuvre jusqu'à ce qu'elle devienne parfois inaperçue du
grand public. Tout au plus, une pièce fera office de
décoration, c'est justement « joli », « regardable
», « gai » mais, des passants que nous avons rencontré
lors des observations peu l'ont qualifié comme un « art ». Les
pièces sur les murs ont tendance à recevoir cette reconnaissance
et cette « sacralité » de la part des pairs et initiés
; quant aux marchands (etc.), la sacralisation de l'oeuvre survient lors du
passage à la toile, soit quand elle rentre à
l'intérieur, en galerie ou propriétés
privées. Finalement, une dernière question surgit, à
laquelle nous ne pouvons répondre : l'art a-t-il besoin d'être
sacré ou sacralisé pour être art ?
128 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., p. 324.
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