B. Une diversification des modes de diffusion et de
visibilité
médiatique
Tous les graffeurs n'ont pas, du moins pas encore, la
possibilité d'être reconnu par les marchands et collectionneurs.
Qui plus est, la spécificité du graffiti tient à son
absence des lieux de consécration « classiques » comme les
galeries, qui accueillent les critiques. Le médium même de cette
pratique est l'espace urbain, donc non transportable. La multiplication des
réseaux d'information et de communication peuvent, dès lors,
apparaître comme des appareils de consécration
privilégiés. Cette visibilité, qui appelle plus
l'international, déconnecterait l'oeuvre de son ancrage local ; en
même temps elle ne peut être détachée de
phénomènes plus locaux. Le bouche à oreille constitue,
à l'intérieur du territoire national, un vecteur essentiel de la
visibilité des acteurs. D'autant plus que les oeuvres, pièces de
graffiti, ne peuvent être transportées ; le mur où repose
la pièce, sans la présence de son propriétaire, contribue
à cette reconnaissance territoriale restreinte, plus que restreinte
puisque ne dépassant pas les murs de Beyrouth. L'articulation du local
et de l'international n'est permise que par ces circuits d'information et de
communication, contribuant à un élargissement de la
reconnaissance des graffeurs, quand bien même ils resteraient actifs
à Beyrouth uniquement.
1. Le bouche à oreille et la présence,
vecteurs essentiel de la visibilité artistique des graffeurs
Le « bouche à oreille » fait passer le
graffeur d'une pratique personnelle à une activité ouvertement
reconnue comme artistique, mais n'est pas monopolisé par les
acteurs « commerciaux ». Le bouche à oreille permet aussi aux
graffeurs de se faire connaître de ceux qui deviendront un public
initié. La constitution de ce public restreint rappelle d'ailleurs
les propos de Bourdieu sur l'homologie structurale entre monde social et art :
le type de public apte à recevoir et à s'intéresser au
graffiti l'est parce que ce dernier reflète leurs intérêts
et les valeurs, socialisations ou mondes sociaux dans lesquels ils ont
eux-mêmes évolué. Plus encore, cette rencontre entre
auteurs de graffiti et public d'initiés n'est possible que parce que,
d'une certaine manière, ils proviennent d'un même milieu social,
milieu qui, comme Wagner125
124 Ibid., p. 415.
125 WAGNER Anne-Catherine, op. cit.
95
le montrait, peut trouver à s'internationaliser. Ainsi,
ces graffeurs trouvent public dans un univers social et culturel similaire ou
identique, et qui repose sur ce bouche à oreille. Avec le recul, nous
reconnaissons que notre propre intérêt pour le graffiti naît
d'une logique de réseau, donc par des espaces sociaux et territoriaux
communément fréquentés. La rencontre avec Meuh
procède d'un contexte tout autre que celui du graffiti. Comme chez
Vagneron126, Meuh, compris comme un informateur du fait de
sa place particulière au sein de la scène graffiti, a
constitué « le biais d'entrée dans notre terrain
» avant que celui-ci ne devienne un terrain d'analyse sociologique.
Sa place particulière au sein de la scène graffiti tient à
son entrée récente, à ce qu'il n'est pas Libanais et n'est
resté que trois ans au Liban ; de plus, sa double casquette de
journaliste et de graffeur le pose en médiateur privilégié
entre graffeurs et public d'initiés, public qu'il contribue
lui-même à développer. Graffeur, il est aussi le
communicateur, si ce n'est le communiquant, de cette scène, en direction
de relations personnelles sur le mode de la « mission » qu'il se
serait lui-même imposée : faire reconnaître le graffiti et
ses acteurs comme un art. Quoi qu'il en soit, la rencontre avec Meuh, puis les
autres graffeurs, réduit dans un premier temps notre qualité
d'initié à l'enseignement de ce premier informateur. Par suite,
l'initié peut devenir informateur à son tour, donnant à
connaître à d'autres personnes de son entourage l'existence du
graffiti et contribuant (ou non d'ailleurs) à sa reconnaissance comme
art. Même lorsque ces stratégies de visibilité atteignent
un plus haut degré de visibilité, le phénomène de
bouche à oreille reste central. Cette pratique s'imbrique
aisément avec celle des réseaux sociaux. Les Photo Graff Beirut
Tour, proposés par Meuh et le photographe Bilal Tarabey, combinent ces
deux logiques. La publication sur Facebook de ce type
d'événements peut avoir un certain effet et amener d'autres
individus à s'intéresser au graffiti, mais qui reste marginal
pour ceux qui ne connaîtraient ni les organisateurs ni le graffiti. Les
personnes présentes à ces événements sont
très majoritairement des connaissances, amicales voire festives : le
coût de l'engagement dans ce type d'événement pour ceux qui
constituent le public des graffeurs parait moindre.
Cela vaut également pour les clients, le réseau
se constituant principalement grâce à ce bouche à oreille.
Celui-ci tient autant à l'importance des relations entretenues entre un
graffeur et un client, qu'à ce client avec son propre réseau,
qu'aux relations entre graffeurs. Le réseau construit par un graffeur ne
constitue pas une opportunité de commandes exclusivement individuelles,
mais peut effectivement s'élargir et concerner ses pairs. Ainsi, le
réseau de Kabrit est principalement constitué de « gens
qui connaissent d'autres gens », tel un entre-soi culturel et social
: « c'est une classe sociale assez précise, qui se
connaît, qui se connaît entre elle, donc je pense que c'est
ça, t'as fait un resto, euh y a un gars qui rentre et c'est le pote du
patron, il dit « - ah c'est cool - ouais, ouais je te montre un peu ce
qu'il a fait, je te montre les détails et tout euh, c'est le même
gars qui avait fait le, la chambre du fils de je sais pas qui », il dit
« - ah ok, ok,
126 VAGNERON Frédéric, op. cit., p. 88
96
passe-moi son numéro », c'est ça...
». Ce transfert de contacts, voire de répertoires de clients,
se fait aussi « entre artistes... on passe des contacts, c'est ce que
je fais maintenant pour Exist et Spaz et Sup-C et Meuh d'ailleurs, parce que
Meuh en a toujours besoin (rires) ». La constitution de la
réputation par le bouche à oreille nécessite de
connaître les « bonnes » personnes, celles qui, pairs comme
clients, peuvent contribuer à la promotion au rang d'artiste. Ces
transferts sont d'autant plus visibles que, tout en étant très
locaux et portés sur la présence et la relation directe, ils ne
sont pas limités territorialement : Eps ou Ashekman, par la constitution
d'un réseau à l'étranger lié à leurs
connaissances personnelles, peuvent obtenir des commandes et une
publicité extérieures, en particulier à Dubaï et
d'autres pays du Golfe. Enfin, la multiplication de ce bouche à oreille,
qui passe tant par les commandes que par les stratégies de communication
de la production personnelle (au sens d'indépendante de tout
impératif commercial), peut être réinvestie lorsque les
graffeurs souhaitent mobiliser un public autour d'événements
particulier ; les Secret Walls x Beirut ou Sha3be Bandit Bay renforcent leur
visibilité, sur un terrain où le public initié peut
directement assister à leurs performances.
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