1. Une multiplication des formats utilisés comme
entraînement technique et création progressive de son univers
artistique
Étudier de manière très prosaïque ce
que font les graffeurs (au risque de paraître descriptif) importe dans la
mesure où cela permet de comprendre ce qu'ils font exactement et ce que
représente cette pratique. Cela l'est d'autant plus que les graffeurs
s'attachent à décrire longuement comment ils font, et la
façon dont cela participe à ce maintien dans l'engagement. Ainsi,
le graffiti ne peut être pris à part et la phase de multiplication
des supports utilisés en fait pleinement partie. Cette multiplication
traduit un investissement plus poussé et dénote une
volonté de progression. L'usage de la tablette graphique, de toiles,
l'intensification du sketching témoignent de ce maintien,
puisqu'il faut pouvoir consacrer du temps à ces différents
médiums et des ressources financières importantes. Le
sketching, quoique essentiel et souvent antérieur à la
pratique murale, est de plus en plus conçu comme une oeuvre
elle-même. Si ces travaux, esquisses ou épreuves préalables
touchent l'ensemble des arts picturaux, ils diffèrent ici et
acquièrent un statut presque équivalent aux oeuvres
finies. Ils sont, de plus, imbriqués dans les stratégies
de visibilité des graffeurs : sur Facebook ou Instagram des graffeurs
comme Spaz, Exist ou Sup-C, présentent avec la même importance
pièce et sketchs, dessins sur tablette graphique, etc. La
réalisation de logos, du graffeur ou de son crew à l'aide de la
tablette montre effectivement cette tendance à considérer
ensemble ces différents supports, et témoigne un état
d'investissement qui participe bientôt des stratégies de
visibilité des graffeurs. Il ne faut pas cependant occulter la fonction
de perfectionnement technique de cette diversification. La publication de
« sketches-oeuvres » se fait à partir du moment où ces
supports commencent à être correctement exploités ; ils
s'insèrent dans une progression, dans l'art et dans l'investissement
dans la carrière. Ils permettent par exemple de mieux comprendre la
formation d'une lettre, d'un perso, avant de passer au mur, même si ce
type de dessins est rarement suivi d'une réalisation effective. La
déconnection entre le sketch et la pièce permet a
fortiori de faire du premier une oeuvre finie.
Hors du perfectionnement technique, le développement du
dessin et la multiplication de ces médiums permettent de définir,
puis de perfectionner le style propre d'un graffeur. La maîtrise
progressive de la tablette graphique permet à Spaz de développer
ses persos, qui deviennent sa « marque de fabrique » (voir l'Annexe V
« Évolutions techniques et stylistiques des graffeurs »), dans
le graffiti. Quant à Meuh, la réalisation de feuilles
complètes de son blase permet de développer plusieurs styles et
son lettrage, très centré sur le Bubble style. Progressivement,
la création d'univers propres à chaque acteur les singularise en
tant que graffeur ; la pure maîtrise technique ne permet pas les
distinguer. Cette singularisation passe
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en sus par la manière dont ils travaillent et
choisissent de progresser, orientations que l'observateur averti peut retrouver
sur les murs par suite. Certains, comme Eps avec son perso « singe »,
Exist ou Meuh avec leur blase, jouent sur la répétition d'un
perso ou d'une pièce précise, d'autres comme Zed, Kabrit ou Fish
optent pour une diversification des styles et de sujets (voir, à ce
sujet, l'Annexe V) au risque parfois de progresser plus lentement. Cette double
manière de procéder se retrouve dans d'autres scènes
graffiti dans des conditions similaires, et le discours de Kabrit ne
diffère en réalité pas de celui d'une graffeuse d'Ivry
interrogée par Frédéric Vagneron106 :
- Kabrit : Genre ouais je peux très bien, j'ai mes lettres
et tout. Je peux me dire, « ok c'est bon, j'ai mes
lettres, je vais continuer à les taguer pendant douze
années jusqu'à ce que je les maîtrise à fond et
tout et c'est bon, je suis un maître des lettres ». Je
préfère aller un peu dans toutes les directions...
- Et développer tout en même temps
?
- Kabrit : en parallèle, quelque part ouais. Je suis pas
sûr que c'est productif, aussi productif que prendre
étape par étape... Je suis pas sûr (...) but
it kind of challenges the person who is doing it and it kind of challenges the
person who is looking at it so... In a way it's... kind of exercising your
brain.
L'expérience de Zed est d'autant plus significative
qu'il se considère comme dessinateur et peintre avant d'être un
graffeur. Le graffiti apparaît alors comme une initiation « au
mélange des disciplines artistiques, à la recherche et à
l'usage de techniques diverses du street art »107. Son
style, très inspiré de la peinture, fait de ses graffitis des
oeuvres qui se rapprochent de la fresque, mais en conservant l'utilisation de
la bombe, ce qui contribue à rendre son activité très
particulière et différenciée des autres graffeurs.
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