3. Une transformation constante de soi et de l'attitude du
« graffeur » en construction
Ce travail s'attache à montrer que la carrière
est faite d'interactions, de modifications et de réévaluations
constantes de l'engagement. Ici aussi, l'avancement dans la carrière
amène à une transformation constante du graffeur, de son
comportement, de son corps, et de ses rapports à son environnement.
Muriel Darmon a justement montré ces dynamiques à l'oeuvre dans
la carrière des anorexiques. Elle considère que la phase
d'engagement provoque effectivement une modification du corps et des
comportements, pour autant ces transformations recouvrent une dimension «
totale » dès lors que l'engagement est maintenu. La deuxième
phase de maintien dans l'engagement (« malgré les
avertissements »104) amène à une
transformation de soi plus poussée encore, puisqu'il ne s'agit plus
uniquement du corps ou des aptitudes à se priver de nourriture : il faut
également développer des stratégies visant à cacher
ce maintien ou à rassurer famille et médecins. Dans le cas des
graffeurs, il ne s'agit effectivement pas du même type de maintien,
aucune menace ou nécessité de falsification n'existant
réellement - pas même la répression policière. Le
maintien dans l'engagement provoque des modifications du corps, assez
marginales, mais ayant tout de même un impact sur leur santé. Les
sites difficiles d'accès impliquent de se maintenir dans des positions
inconvenantes, et peuvent provoquer des problèmes de dos : hernies,
scolioses, etc. Qui plus est, on remarque chez les graffeurs réguliers
et longtemps actifs
104 DARMON, Muriel, op. cit.
71
l'apparition de problèmes pulmonaires dus aux
résidus toxiques et particules de peinture ; le port du masque, s'il
s'avère nécessaire, n'est pas la norme. D'ailleurs, malgré
son utilisation relativement faible, le masque devient une composante de
l'imaginaire du graffeur, les contraintes des graffeurs sont directement
réinvesties dans leurs oeuvres, à l'image de certains graffitis
de Kabrit, du logo du crew REK, représentant un masque à gaz, ou
encore du logo de Phat2, représentant un caps sur des os croisés,
reprenant l'esthétique des drapeaux de pirates et renvoyant à
l'idée d'un « graffiti mortel ».
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Logos respectifs du REK crew, de Spaz et de Phat2.
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Cette modification redéfinit la position de l'individu
dans l'espace urbain, tout comme le public initié sera amené
à le faire. On assiste à un accroissement de l'attention
portée au paysage urbain ; ainsi la ville, souvent oubliée, gagne
l'attention des graffeurs puisque tout peut être sujet à graffer.
La recherche, le choix des murs, l'analyse de l'espace nécessitent
d'investir physiquement la rue et de se poser, pratiquement, en position de
« chasseur de spot ». La recherche du meilleur spot est
inhérente à la recherche de visibilité, mais aussi
à l'adéquation entre le mur et le matériel, ou la
pièce envisagée. Cette pièce peut à l'inverse
être le fruit d'un spot sur lequel « il faut absolument peindre
», sans pour autant avoir d'idée préconçue du type
d'oeuvre à réaliser ; la pièce s'adapte au mur autant que
le mur correspond à une idée de pièce. Les grands axes
autoroutiers, à l'intérieur et vers la sortie nord de la ville,
les murs en hauteur ou dans un espace dégagé deviennent alors des
espaces de visibilité accrue, propices à la réalisation de
grandes pièces, plus construites et non limitées au graffiti. Le
rond-point de Dawra, la Quarantaine ou encore le boulevard
Tabaris105 sont devenus des lieux connus de tous et, s'ils restent
accessibles, il est peu probable d'y voir un flop ou un graffiti simple. La
recherche de ces spots privilégiés amène parfois à
une compétition, voire à sortir du cercle conventionnel pour ce
qui est d'Ashekman, lorsqu'ils ont « réservé » le droit
aux autres graffeurs de peindre la place Sassine. Cette attention constante en
milieu urbain est également accaparée par la recherche de
références et d'influences. Sortir dans la ville, c'est remarquer
quelles pièces sont récemment apparues, quel graffeur a
amélioré sa technique, quels lieux peuvent devenir attractifs et
lesquels tendent à être délaissés. De fait, le
comportement des acteurs se modifie par rapport à ce qu'ils observent
dans la rue et, conséquemment, par rapport à ce qu'ils
aperçoivent des autres graffeurs, sans les rencontrer physiquement. Les
graffeurs apprennent à se rencontrer autrement, le dialogue peut avoir
lieu lors d'interactions physiques, mais aussi dans la ville. Le niveau
d'ancienneté ou les rapports entre graffeurs peuvent, à un
certain degré, se percevoir dans la ville : peu de novices iront
poser
105 Voir Annexe IV « Plan de Beyrouth »
72
sur un lieu fortement visible tant qu'ils n'ont pas
progressé ou n'ont pas été reconnus par leurs pairs, alors
que les « doyens » adoptent une attitude plus détachée
et détendue vis-à-vis de l'espace urbain.
Le blase est, à l'inverse des autres formes
artistiques, antérieur à toute pratique du graffiti. Le
graffiti se construit effectivement sur le blase, au centre de la
pratique. Toutefois, les stratégies de reconnaissance et de construction
du blase sont diversifiées, il ne s'agit pas d'un processus monolithique
et comprenant une conception figée du graffiti.
Cela vaut également pour l'apprentissage des
conventions communes au graffiti, bien qu'elles soient consensuelles
et communes aux scènes étrangères. Ce socle commun est
essentiel à l'introduction de l'individu dans la pratique : il permet
une meilleure compréhension, un apprentissage « efficace »
ouvrant la voie à des pièces plus diversifiées.
C'est durant l'apprentissage technique que se construit
réellement l'engagement et que se profile la phase du
maintien dans la carrière de graffeur. En effet, cet
apprentissage nécessite un investissement de plus en plus poussé,
qui ne pourra bientôt plus se faire en dilettante.
À retenir
73
II. CRÉER SES PROPRES CONVENTIONS ? ENTRE
DÉMARCATION PERSONNELLE ET PROCESSUS D'ARTIFICATION DE LA
SCÈNE
BEYROUTHINE
De l'apprentissage des conventions surgissent des pistes de
réflexions quant à la conception du graffiti comme un monde de
l'art au sens beckerien. Néanmoins, il s'agit de considérations
vagues, qui se rapportent au graffiti dans son ensemble. D'autres scènes
que le Liban, désormais reconnues comme art, subissent dans le
même temps une requalification de leur label, qui passe du graffiti
au street-art. Il était possible de prendre le même
qualificatif, mais les oeuvres de street-art autres que le graffiti (pochoirs,
collage, fresque) restent plutôt marginales et ne sont pas
désignées par les acteurs comme telles. Quoi qu'il en soit,
quelle est la spécificité de Beyrouth dans l'univers du graffiti
? Existe-t-elle ? Ses acteurs tentent-ils de particulariser cette scène
par leurs discours et représentations ? Si le graffiti peut
effectivement aujourd'hui être considéré comme un monde de
l'art, il est plus pertinent de se pencher sur la notion de monde de l'art
local, qui vise à désigner la scène graffiti
beyrouthine comme une scène artistique particulière. Pour ce
faire, une étude de l'activité une fois la phase d'apprentissage
technique acquise s'impose, et révèle une certaine maîtrise
de leur activité ainsi que de leurs oeuvres. Cette accession progressive
au rang d'artiste est étroitement corrélée aux
évolutions de la scène beyrouthine dans son ensemble, qui pose la
question de la glocalisation du graffiti. Cela nous amènera,
enfin, à réitérer et tenter de répondre, autant que
faire se peut, à notre réflexion sur l'existence effective d'un
monde de l'art local à Beyrouth.
A. Le passage à la « maîtrise » :
complexification des oeuvres et diversification des supports
La phase de l'engagement dans la carrière, qui traduit
un apprentissage technique, mène à un maintien plus
poussé, seul à même de favoriser le développement
artistique des graffeurs. Ainsi, la maîtrise technique ne suffit pas
à déterminer ce qui peut être évalué comme
art ou non, et il devient nécessaire pour les acteurs de se
démarquer progressivement de leurs collègues pour
prétendre au rang d'artiste. Plusieurs dynamiques sont à
l'oeuvre au cours de cette période, à commencer par la
multiplication des formats utilisés : celle-ci traduit un investissement
(temporel et de compétence) plus poussé. C'est à partir de
cette séquence que les graffeurs développent des aptitudes
à concevoir des oeuvres pensées de manière
74
plus englobante. Toutefois, si le graffeur en vient à
se démarquer par son style, le facteur collectif vient une fois encore
dynamiser et soutenir l'engagement individuel.
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