2. L'apprentissage d'un vocabulaire spécifique et de
ses applications
L'apprentissage et l'utilisation d'un vocabulaire
spécifique au graffiti recouvrent une dimension technique propre
à la pratique. C'est, dans le même temps, un processus de
labellisation et de définition
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des conventions, processus essentiel à la constitution
d'un monde de l'art : se doter de termes spécifiques agit comme un
référentiel commun visant à fédérer
plusieurs individus en une communauté de pratiques, lesquels participent
eux-mêmes à sa labellisation et son artification. Ce «
lexique particulier aux initiés »99 fonctionne comme un
facteur de distinction, à la fois par rapport aux «
esthétiques dominantes » et aux activités «
non-artistiques ». En somme, les graffeurs participent à
la définition du bon graffiti, donc à édifier les
« catégories du « beau », de « l'artistique
», de « l'art », du « grand art », du « laid
», du « non-art », etc. »100. Cette
fonction est d'ordinaire dévolue aux esthéticiens et aux
critiques pour Becker, or le graffiti à Beyrouth (et ailleurs)
connaît peu, voire pas, ce type d'organisation dans la définition
du beau. S'agit-il d'une propriété de l'art urbain, qui serait
radicalement différent des arts traditionnels puisque n'étant
jugé que par les pairs ou le public ? À ce jour, aucun critique
artistique de graffiti n'est apparu, contrairement aux disciplines classiques
de l'art. Ou serait-ce parce qu'il s'agit d'un art encore peu
institutionnalisé ? Nous tenterons d'y revenir dans la question de la
reconnaissance institutionnelle du graffiti, toutefois force est de constater
que personne ne s'est érigé en esthéticien ou critique du
graffiti, sinon ses participants. En définitive, la mise en mots permet
de « formuler des jugements sur des oeuvres d'art particulières
et [d']expliquer ce qui en fait la valeur ». Il s'agit d'un «
système de conventions qui permet aux membres des monde de l'art
d'agir ensemble (...) Par ailleurs, une esthétique cohérente et
défendable contribue à la stabilité des valeurs, et par
là à l'homogénéité de la pratique
»101.
Dans la pratique, « la création d'une
esthétique déterminée peut précéder, suivre
ou accompagner l'élaboration des techniques, des formes et des oeuvres
qui composent la production d'un monde de l'art, et elle peut être le
fait de n'importe quel participant »102. Le vocabulaire
commun aux graffeurs puise allègrement dans la langue anglaise, et sa
réutilisation les associerait au monde de l'art du graffiti plus
largement. C'est, aussi, un gage de mise en conformité de soi par
rapport aux conventions et de connaissance du milieu. Le lexique est alors
conçu comme prérequis à la pratique et au positionnement
du graffeur dans une activité artistique déterminée et
relativement homogène : « le blase, synonyme de signature, le
caps (embout de la bombe de peinture permettant de couvrir une surface plus ou
moins grande), le perso (motif figuratif distinct du lettrage), la multitude
des noms de crews, de tagueurs ». La connaissance de ce lexique et de
ce à quoi il renvoie oriente effectivement l'activité des
graffeurs, qui la définissent et convergent vers ses formes
acceptées, témoignant du caractère non-figé ou
univoque de « l'esthétique [conçue] comme une
activité et non comme un corps de doctrine » 103.
Savoir ce qu'est un flop permet d'en réaliser et de s'intégrer au
milieu graffiti. Cela est certes insuffisant, puisque la maîtrise et
99 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 89.
100 BECKER, Howard, op. cit., p. 147.
101 Ibid., p. 147-150.
102 Ibidem.
103 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p.
89.
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l'expérimentation restent essentielles. Cependant,
notre propre observation et les enseignements reçus des graffeurs
permettent de définir aisément ce que serait un bon
graffiti a priori. Par la connaissance des termes et de leur
technique, nous pourrions penser réaliser un graffiti de taille moyenne,
en lettrage simple (simple style), avec une certaine
régularité et homogénéité des lettres,
verticalement et horizontalement. Nous saurions également que, pour
placer les shines, il est nécessaire de définir une source de
lumière, le plus simple étant à droite ou à gauche.
Pour la 3D, un point d'ancrage sera nécessaire également, il
s'agit alors de faire converger les tangentes des lettres vers ce point
d'ancrage et de les matérialiser ; cela fonctionne également pour
les ombres, même si celles-ci devront être une duplication en
arrière-plan du graffiti. Cette connaissance simplifie
l'élaboration d'un graffiti lors de la période d'apprentissage,
puisqu'elle définit un nombre de composantes satisfaisant aux attentes
du graffiti. D'un point de vue plus méthodologique, la connaissance
personnelle de ces termes permettait de s'entretenir plus aisément avec
les graffeurs, surtout ceux inconnus jusqu'alors : nous pouvions discuter de
leur travail ou de leurs conceptions du graffiti sur un pied
d'égalité puisque, d'une certaine manière nous parlions
« la même langue ».
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