B. Apprendre les conventions supposées communes
à l'ensemble des scènes graffiti
La phase d'apprentissage constitue une étape centrale
de la carrière du graffeur, tant pour l'apprentissage des techniques
artistiques que des conventions telles que définies par Becker. Analyser
ces processus permet d'aborder les particularités inhérentes
à cet apprentissage dans le contexte beyrouthin, démarche
essentielle pour tenter de comprendre s'il est effectivement un monde de
l'art local. Pour cela, nous nous attacherons à expliquer comment
les graffeurs apprennent à maîtriser les instruments et ressources
propres au graffiti. Cette maîtrise irait de pair avec l'apprentissage
d'un vocabulaire spécifique, qui créerait progressivement une
ligne de démarcation entre initiés et profanes. Enfin, cette
étape de la carrière paraît d'autant plus importante
qu'elle est le moment où le graffeur se transforme, tant par son
attitude que par ses propriétés physiques et de savoir-faire ;
c'est par cette transformation de soi que l'on peut tenter de comprendre
pourquoi et comment l'engagement se maintient, et renforce cette distinction
entre celui qui devient artiste et celui qui, même initié, ne
s'engage ou ne se maintient pas dans l'activité.
1. La maîtrise des instruments et des ressources
disponibles
Loin du mythe de l'artiste génie ou du régime
vocationnel de l'art, les acteurs sont avant tout dépendants d'un
certain nombre de contraintes. La mobilisation des ressources
constitue un préalable essentiel à l'activité,
d'autant plus lorsque leur disponibilité n'est pas assurée ou que
le matériel s'avère coûteux. Plus encore qu'une limitation
de l'accès au matériel ou aux ressources organisationnelles,
humaines, etc., « ces carences auront des répercussions sur
l'oeuvre produite »97. Ainsi, le coût de
l'apprentissage est défini pour partie par l'offre globale de
ressources, lesquelles devront être appréhendées et
maîtrisées progressivement. Dans le cas beyrouthin, outre la
progression d'un individu dans sa maîtrise des ressources
matérielles disponibles, l'ensemble de la scène elle-même
évolue en fonction de l'apport progressif de nouveaux matériaux ;
ces deux types d'évolution sont alors tributaires de «
l'organisation de la production économique dans la société
considérée, [laquelle] détermine quels
97 BECKER, Howard, op. cit., p. 91.
67
marchés sont disponibles et dans quelles conditions
». En conséquence, « la liberté de choix que
permet cette offre est variable », notamment parce que le graffiti
repose sur un matériel dont la technicité est telle qu'il ne peut
être produit artisanalement. Les bombes de peinture, les caps,
voire les différents types de marqueurs sont des « produits
conçus et fabriqués à l'intention »98
de cette pratique ; le matériel n'est que peu, voire pas interchangeable
avec d'autres matériaux, à moins de changer de discipline
artistique. Remplacer la bombe de peinture par le pinceau déplacerait le
curseur du graffiti à la fresque. Dès lors, l'évolution
d'une pratique artistique et des artistes dépend largement du
fabriquant, du distributeur, qui imposent des limitations, contraintes et
orientations fortes. À Beyrouth, ils ne dépendent pas tant du
fabriquant, aucun site de production de ce type de matériel n'existe,
mais des importateurs et distributeurs. L'importation de tels produits doit
donc être motivée par une demande suffisante, ce qui
n'était pas le cas. Certains graffeurs ont alors rempli le rôle de
fournisseur et d'artiste, à l'instar de Phat2 qui a ouvert son propre
graffiti shop.
Même si les ressources deviennent plus accessibles, leur
utilisation est fonction des progrès du graffeur, soit l'apprentissage
artistique est en partie corrélé à la maîtrise
technique des instruments mobilisés. Le débutant commence par
maîtriser le marker, l'entraînement et l'expérimentation de
ce type de matériel permettant de développer l'esthétique
de son tag. L'utilisation de bombes de peinture spécifiques, même
disponibles, dépend de ces facteurs et de la nécessité
financière, d'autant plus lorsque le graffeur est jeune. Rares sont ceux
qui débutent avec des bombes Montana par exemple, relativement
chères : « quand je me suis dit, ok, « j'fais mon
premier tag à moi », j'ai utilisé que des, que des bombes...
J'ai utilisé des bombes à l'ancienne, des bombes industrielles
des trucs de... de voiture à fond tu vois, à 2000 (rires),
à peine 1 euro. » (Kabrit). L'utilisation de certains types de
bombes peut aussi relever de considérations esthétiques
conventionnelles : l'utilisation du chrome provient de la
nécessité, pour les graffeurs américains et
européens dans les années 1980 et 1990, de trouver une peinture
facilement applicable et durable lorsqu'ils graffaient les trains ou rames de
métro. Par suite, le flop à fond chromé et contour noir
est devenu un classique, dont l'aspect pratique et technique est
largement dépassé et inutile au Liban. Enfin, il convient de
noter qu'une « première prise en main » des matériaux
est nécessaire, sur la forme du mode d'emploi, pour pouvoir
exécuter une pièce. Mais la maîtrise de ces instruments
n'est pas un phénomène figé et se réinvente sans
cesse, à des visées d'expérimentation artistique comme de
découverte d'instruments nouvellement confectionnés. Lors des
entretiens, cette relation entre le graffeur et son matériel est presque
romancée, narrant une adaptation de l'artiste à sa bombe plus que
l'inverse :
- Comment expliquerais-tu cette volonté de changer
de style ?
98 Ibid., p. 92.
68
- Kabrit : c'est la technique. C'est la technique de la bombe.
Ça dépend de la bombe que j'utilise, de ce
que j'ai bien envie de faire... Je m'amuse par exemple
à peindre de façon diagonale jusqu'à ce que ça
donne d'un côté un peu plus net et l'autre côté que
ça soit dégradé, je fais ça. Par exemple un peu ce
que j'ai fait au Train Station. J'utilisais cette technique tout le temps tu
vois et, euh, et c'est venu un peu là où j'ai fait les petits
caractères, les petits persos. Et honnêtement genre, cette
technique a servi dans, je me dis, juste pour ça. Donc c'est bon, j'ai
trouvé...
- Tu as trouvé ?
- Kabrit : j'ai trouvé genre quel euh, cette technique
sert quel genre de, de texture ou bien quel genre de
matière, tu vois cette matière, euhm, I mean,
sous-marine, muqueuse et transparente quelque part, et qui brille, genre
plutôt des méduses, des calamars transparents et tout ça tu
vois.
Détails de la fresque graffitique réalisée
par Kabrit, avec l'aide de Meuh et Exist, pour le Train Station, photo
personnelle
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