Le mot « virtuel » vient du latin virtualis
tirant sont radical de virtus signifiant « force ».
Autrement dit, dans une première acception : « qui n'est qu'en
puissance ; potentiel, possible »18. Ainsi,
selon le philosophe Gilles Deleuze, le virtuel devient pleinement réel
par un processus d'actualisation (Deleuze, 1968, éd 1993 : 272-273).
D'ailleurs Aristote distinguait déjà l'acte en puissance de
l'acte actualisé par dunaton, l'équivalent grec de
virtualis, en tant que force qui détermine le mouvement du
réel. A partir de cette définition, Serge Tisseron19
souligne que les adolescents, dans leurs préoccupations essentielles,
« tentent d'échapper provisoirement à l'angoisse du
virtuel comme devenir en s'investissant à
corps perdu dans le
virtuel-déjà là que constituent
les jeux vidéo et Internet, car ils peuvent y engager un
simulacre de corps réduit à une
apparence » (Tisseron, Missonier & Stora, 2006 : 95-96). Me
voilà donc parvenu à la seconde
18Premier sens donné par Le Petit
Larousse.
19Serge Tisseron, psychiatre, psychanalyste et
directeur de recherche à l'université Paris-X de Nanterre, est
auteur de nombreux ouvrages concernant le rapport humain au virtuel.
21
définition de « virtuel »,
c'est-à-dire la simulation d'un environnement réel par des images
tridimensionnelles et sons de synthèse.
Avec l'évolution frénétique des T.I.C.,
les « réalités virtuelles » prennent de plus en plus de
place dans le quotidien via les écrans numériques
interconnectés par le biais du sacro-saint Internet : un village
à dimension planétaire.
Les individus se comportent avec leur téléphone
cellulaire comme les tous petits avec leur doudou. Le téléphone a
un côté rassurant : il permet de se relier immédiatement
à un proche, comme l'objet transitionnel* rappelle
à un bébé le parent absent. « Plus le corps de
ceux avec lesquels nous interagissons s'efface et plus nous sommes
tentés de lui substituer celui des machines. Le toucher, par exemple,
nous manque tellement que nous caressons volontiers nos
téléphones» (Tisseron, 2008 : 24-25).
Les plus friands, mais aussi les plus chevronnés, en
matière de technologies numériques : nos teens. Par les
maîtres programmés des jeux vidéo, ils s'approprient les
repères et conseils qu'ils ne vont plus spontanément chercher
chez leurs tuteurs de la « vraie vie » (Tisseron, 2008 : 90-92). De
même, les rites de passage socioculturels ou
socio-cultuels - comme la communion solennelle, la fête des conscrits ou
le bizutage universitaire - sont aujourd'hui remplacés, en partie, par
le passage obligé dans les mondes virtuels (ibidem, p93). Faute de quoi
garçons et filles risquent de se sentir en marge de la « tribu
».
Malheureusement les adultes sont généralement
peu préparés à les accompagner de façon porteuse
dans ces univers en raison de la fracture
numérique20. Généralement, ils ont
tendance à culpabiliser l'enfant en justifiant de la
stérilité du temps passé sur l'ordinateur, au
détriment d'une bonne partie de celui qu'il aurait encore à
consacrer à sa réussite scolaire. Les éducateurs auraient
pourtant intérêt à se familiariser eux-mêmes avec ces
pratiques divertissantes. En effet, ils pourraient alors non seulement
réaliser que le jeune y acquiert des compétences
transférables dans la réalité, mais aussi contrôler
sans oppression l'activité de leur protégé en la
partageant quelques fois avec lui (ibidem, pp94-96). Ainsi, le monde virtuel
constitue un espace de médiation (Rouzel, 2004 :
197-207) [cf. les médiations éducatives page 56].
Certains spécialistes défendent les vertus des
jeux vidéo, face à ceux qui reprochent à ce type de
distractions d'encourager des comportements violents chez leurs jeunes et
d'être stériles pour leur créativité. Le point de
vue que défendent les experts favorables aux activités ludiques
sur l'ordinateur est le suivant. L'agressivité en soi n'est pas une
manifestation pathologique, mais « une pulsion de vie,
nécessaire au développement de l'enfant et à l'affirmation
de soi » et, en cela, n'est pas à associer à un manque
de self-control (Stora21, 2007 : 39). Cette pulsion de vie peut
avoir des effets de libération et en même temps s'avère
utile pour franchir des obstacles ou atteindre un but. Les jeux vidéo
stimuleraient donc les facultés de stratégie de l'enfant. Il est
aussi prouvé scientifiquement qu'ils stimuleraient certaines
compétences cognitives, ainsi que l'intelligence déductive
(ibidem p58).
D'autre part, nous sommes aujourd'hui dans une ère
sociétale surinvestie par l'idéal du moi et moins moralisatrice.
Certains jeunes marquent leurs corps (tatouages, piercings), d'autres font une
crise d'adolescence en donnant à leur « moi tyrannique
» un exutoire par les jeux en réseau. Ils leur permettent se
frotter aux règles, aux limites et prendre des risques - sans encourir
des dégâts physiques - pour mieux mesurer leur puissance à
un âge où ils se cherchent particulièrement (ibidem, pp
43-44). Dans les jeux dits M.M.O.R.P.G.22,
affrontant - à partir d'un
20 Elle concerne les inégalités d'usage
et d'accès aux T.I.C., parfois dues à un écart
intergénérationnel.
21Michaël Stora travaille comme psychologue
clinicien pour enfants et adolescents au Centre Médico-Psychologique de
Pantin (France, 93) où il a créé un atelier « jeu
vidéo ». Il réfléchit depuis plusieurs années
sur l'impact des jeux vidéo sur les enfants souffrant de troubles
psychiques mais aussi sur le lien interactif de l'homme à l'ordinateur
et de ses conséquences sur les processus mentaux.
22Acronyme anglais de Massively Multiplayer
Online Role Playing Games signifiant « Jeux de rôle en ligne
massivement multi-joueurs ». Accessible à tout moment par un
joueur, en l'absence de ce dernier, l'univers d'un M.M.O.R.P.G. continue
à évoluer avec
22
avatar23 - un monde inconnu
où il doit prendre des décisions importantes, le jeune joueur
occupe un espace qu'il conquiert progressivement. Il s'y démarque
également de ses parents par une contre-culture obligée et propre
au processus de l'adolescence.
Enfin, les jeux vidéo auraient des vertus
thérapeutiques dans le sens où ils seraient susceptibles
d'opérer un travail de réparation narcissique (ibidem, pp58-64).
Néanmoins, cette activité réparatrice ne peut se faire que
si le jeune a été marqué de manière favorable dans
ses premières relations humaines. Dans ce cas il pourra aisément
soulager, dans les espaces dits virtuels, des souffrances passagères
parce qu'il aura très tôt intégré des figures
parentales plutôt bonnes et sécurisantes (Tisseron, 2008 :
140-141). La machine peut en effet offrir à un sujet donné une
relation semblable à celle qui apaise le nourrisson dans un attachement
primaire (dyade primitive). On parle alors d'un état de «
dyade numérique » (Tisseron, 2009 :
31).
Les cyber-consommateurs, qui ont vécu
précocement des expériences traumatiques majeures
d'abandon ou de séparation*, vont à leur insu
réveiller leurs blessures en explorant les univers numériques.
Espérant alors apaiser leurs meurtrissures, ils vont plutôt les
amplifier chaque fois davantage. Par conséquent, « plus
l'angoisse de ce déplaisir est vive, plus le remède du virtuel
risque de devenir un poison » (ibidem, p141). C'est l'entrée
dans une spirale de dépendance. Cette dérive peut être
réversible, mais à condition de rencontrer un tuteur de
résilience*.
Il est des professionnels qui sont plus ou moins acerbes
à l'égard des interfaces numériques, en raison justement
des dérives fâcheuses auxquelles elles peuvent conduire. Ces
militants soulignent à quel point notre environnement quotidien
non-humain est saturé d'images et de sons en tous genres. Nous vivons
dans un univers où tout va très vite, où le mouvement est
permanent et où le progrès technologique accompagne le
bébé dès sa vie intra-utérine. Soumis dès
notre plus jeune âge au « pouvoir hypnotique des pixels
», notre sensorialité est continuellement
affectée par l'excitation nerveuse au détriment de
l'activité intellectuelle et émotionnelle (Gustin24,
2006 : 33-34).
L'image est un support essentiel rendant possible la
pensée. Mais l'enfant doit pouvoir s'en abstraire pour que sa relation
aux écrans puisse inspirer un récit à partir de
représentations intérieures. Les jeunes générations
sont en effet de moins en moins enclines à la représentation
symbolique jadis favorisée par le conte ou le récit qui
participait en même temps à une structuration lexicale et
grammaticale de l'enfant, ainsi qu'à la formation de son
répertoire culturel (ibidem, pp35-36). Il est prescrit également
de permettre à l'enfant de faire l'expérience de la solitude et
du silence pour que ses représentations puissent se former de
façon à nourrir sa créativité (ibidem, p50).
J'en reviens au sujet de la nécessaire abstraction des
pixels pour s'introduire dans une dimension de la réalité
où peu émerger cette créativité personnelle. On
peut associer ce postulat au concept de sidération.
Selon les psychanalystes, la sidération est un processus psychique dans
lequel un sujet, happé par le regard qu'il porte sur un objet,
disparaît dans sa propre jouissance narcissique à travers la vue
de cet objet ; ce « qu'il voit, et la manière dont il voit ne
font plus qu'un, dans une espèce d'unité qui interdit toute forme
de mise à distance » (Meirieu, 2004). La personne est donc
hors relation au monde, ce mécanisme l'empêchant d'avoir la
moindre distance réflexive. En revanche, entrer en sidération
peut être utile à la construction identitaire d'un individu,
à condition toutefois de pouvoir en sortir, comme dans les rites
initiatiques (avec entrée et sortie) de type traditionnel. Avec les
images audio-visuelles d'Internet, le risque pour ceux qui y trouvent un refuge
anxiolytique ou antidépresseur est ne plus vouloir en sortir. Ils sont
alors pris dans la spirale de la cyberdépendance.
les autres joueurs présents. D'où
l'intérêt de se connecter en même temps que ceux avec qui on
a l'habitude d'interagir.
23Dans la croyance hindoue, l'avatara est
un dieu qui descend sur terre pour prendre la forme d'une vie humaine
(Hautefeuille & Véléa 2010 : 39). Selon cette signification,
le joueur peut de même s'incarner dans un jeu sous une apparence toute
faite ou qu'il choisit.
24Pascale Gustin, psychologue clinicienne et
psychanalyste, partage sa vie professionnelle entre le Service de Santé
Mentale Le Chien Vert à Bruxelles, sa pratique libérale
et les milieux hospitaliers où elle exerce depuis plus de 15 ans en
pédiatrie, maternité, procréation médicalement
assistée et au sein d'unités intensives néonatales et de
grossesses à risque.