Section 2. Un contrôle limité par la Cour
Les développements suivants traitent de la
portée du contrôle. Le juge de Luxembourg, bien qu'attentifs aux
intérêts des requérants et à l'importance d'un
contrôle juridictionnel, prend manifestement en considération les
intérêts des institutions et par ce fait, limite la portée
du contrôle qu'il a lui-même consacré. Il souligne
fréquemment l'importance
217 Lorsque l'autorité est judiciaire, le juge constate
dans l'arrêt OMPI, que « le respect des droits de la
défense a un objet relativement restreint, au niveau de la
procédure communautaire de gel des fonds », TPICE, 12
décembre 2006, OMPI c./ Conseil, arrêt
préc., point 126.
218 TPICE, 12 décembre 2006, OMPI c./ Conseil,
arrêt préc., point 124, confirmé par TPICE, 30
septembre 2009, Jose Maria Sison c./ Conseil, aff. T-341/07, JOUE
n° C 282 du 21 novembre 2009, point 95.
219 TPICE, 12 décembre 2006, OMPI c./ Conseil,
arrêt préc., point 129.
220 Voir CJCE, 11 octobre 2007, Möllendorf, aff.
C-117/06, Rec. I-8361.
221 LABAYLE H., MEHDI R., « Le contrôle juridictionnel
de la lutte contre le terrorisme », article préc., p.
255.
222 TPICE, 12 décembre 2006, OMPI c./ Conseil,
arrêt préc., point 137.
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des objectifs d'efficacité de la lutte contre le
financement du terrorisme (Paragraphe 1) et va même jusqu'à
limiter les effets de ses arrêts dans le temps (Paragraphe 2).
Paragraphe 1. La prise en compte des exigences de la lutte
antiterroriste
Le Tribunal et la Cour ne sont pas restés insensibles
aux intérêts du Conseil. Loin d'être réticent aux
objectifs affichés de lutte contre le financement du terrorisme et la
singularité de cette lutte, le juge communautaire a progressivement
aménagé un « régime dérogatoire
général »223 reposant sur des «
considérations impérieuses touchant à la
sûreté de la Communauté et de ses États membres, ou
à la conduite de leurs relations internationales »224.
Ces objections propres aux intérêts des États membres et de
la Communauté peuvent s'opposer à « la communication de
certains éléments à charge aux intéressés
et, dès lors, à l'audition de ceux-ci sur ces mêmes
éléments, au cours de la procédure administrative
»225.
Instaurées à la demande des États membres
(par exemple le Royaume Uni dans l'affaire OMPI), ces
considérations impérieuses illustrent parfaitement « un
rapport de force classique, celui qui oppose depuis toujours
sécurité et liberté »226. Dans
l'arrêt OMPI, le Tribunal, justifie et légitime ce
raisonnement en invoquant le fait que de telles limitations sont conformes aux
traditions constitutionnelles communes aux États membres et à la
jurisprudence de la Cour de Strasbourg227. Succède ainsi aux
modalités du contrôle juridictionnel énoncées par le
juge, un régime général d'exception. Les limitations au
contrôle du juge pourront être justifiées lorsque les moyens
employés, à savoir le gel des fonds, apparaissent
proportionnés et nécessaires au regard de l'objectif poursuivi
par l'Union, la lutte contre le terrorisme.
Selon Yves Moiny, ce régime dérogatoire
s'inspire des exceptions au droit d'accès aux documents telles qu'elles
résultent du règlement CE n° 1049/2001 relatif à
l'accès du public
223 MOINY Y., « Le contrôle, par le juge
européen, de certaines mesures communautaires visant à lutter
contre le financement du terrorisme », article préc., p.
140.
224 TPICE, 12 décembre 2006, OMPI c./ Conseil,
arrêt préc., point 133, voir par analogie TPICE, 21
septembre
2005, Yusuf, arrêt préc., point
320.
225 Ibid.
226 LABAYLE H., MEHDI R., « Le contrôle juridictionnel
de la lutte contre le terrorisme », article préc., p.
259.
227 TPICE, 12 décembre 2006, OMPI c./ Conseil,
arrêt préc., points 134-135.
»231.
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aux documents des institutions communautaires228.
Dans l'arrêt OMPI, le Tribunal précise dans cette
même lignée la portée de ces exceptions quant aux garanties
procédurales des requérants. Il estime que les autorités
nationales ou le Conseil peuvent opposer aux requérants des restrictions
à l'accès au contenu précis ou à la motivation
particulière d'une décision les visant, voire l'identité
de l'autorité dont elle émane229. Le Tribunal, dans
l'affaire Sison, avait en effet introduit cette faculté pour
les autorités nationales de ne pas dévoiler certaines
informations230. Il mentionne même que « dans certaines
circonstances très particulières », il serait possible de
refuser de fournir aux requérants des informations relatifs à
l'identification de l'État membre ou du pays tiers dans lequel une
autorité compétente a pris une décision à leurs
égards, lorsqu'une telle décision « est susceptible de nuire
à la sécurité publique, en fournissant à
l'intéressé une information sensible dont il pourrait faire un
mauvais usage
Ainsi chaque droit fondamental reconnu et garanti par le juge
communautaire voit son effectivité circonstanciée à la
bonne volonté des États membres. Tout en affirmant dans
l'arrêt OMPI que l'obligation de motivation « constitue
l'unique garantie permettant à l'intéressé, à tout
le moins après l'adoption de cette décision, de se
prévaloir utilement des voies de recours à sa disposition pour
contester la légalité de ladite décision
»232, le Tribunal admet qu'il est possible d'y déroger
par des raisons impérieuses d'intérêt
général. Comme certains auteurs l'ont remarqué, il aurait
été préférable dans ce cas de garantir le respect
inconditionnel de l'obligation de motivation233.
Largement empreint de consensualisme, ce régime
dérogatoire général apparait très peu transparent
et atténue réellement l'effectivité du contrôle
juridictionnel, au nom de la lutte contre le terrorisme. Au risque de «
perdre toute substance »234 et se transformer en simple
contrôle formel des mesures de gel, il sera impératif pour le juge
d'effectuer une juste balance des intérêts en présence en
vertu d'un contrôle strict de la proportionnalité, sans quoi la
raison d'État n'en ressortirait que renforcée.
228 Règlement (CE) n° 1049/2001 du Parlement
européen et du Conseil du 30 mai 2001 relatif à l'accès du
public aux documents du Parlement européen, du Conseil et de la
Commission, JOCE n° L 145 du 31 mai 2001.
229 TPICE, 12 décembre 2006, OMPI c./ Conseil,
arrêt préc., point 136.
230 TPICE, 26 avril 2005, José Maria Sison c./
Conseil de l'Union européenne, aff. jointes T-110/03, T-150/03 et
T-405/03, Rec. II-01429, point 77 : « l'efficacité de la
lutte contre le terrorisme suppose que les informations détenues par les
autorités publiques [...] soient maintenues secrètes afin que ces
informations gardent leur pertinence et permettent une action efficace »,
confirmé par CJCE, 1er février 2007, Jose Maria Sison c./
Conseil, C-266/05, Rec. I-1233.
231 TPICE, 12 décembre 2006, OMPI c./ Conseil,
arrêt préc., point 136.
232 Ibid, point 148.
233 MOINY Y., « Le contrôle, par le juge
européen, de certaines mesures communautaires visant à lutter
contre le financement du terrorisme », article préc., p.
141.
234 Ibid.
53
Paragraphe 2. La limitation dans le temps des effets des
arrêts
Le juge communautaire a adopté l'habitude de ne
déclarer l'annulation des actes litigieux que « pour autant qu'ils
concernent les requérants » dans le contentieux sur les listes
antiterroristes portée devant lui, afin de maintenir les effets de
l'acte erga omnes et garantir l'effectivité de la lutte contre
le terrorisme235. Cette limitation rationae personae
s'accompagne d'une limitation rationae temporis des effets de
l'arrêt dans l'affaire Kadi. La Cour, considère que
l'impact de l'annulation du règlement litigieux pourrait affecter la
légitimité politique des positions communes et plus largement
risquerait d'entraîner la responsabilité de la Communauté
ou de ses États membres devant les instances de l'ONU.
Sur la base de l'article 231 CE236 (article 264
TFUE), la Cour fait donc le choix dans l'arrêt Kadi de maintenir
les effets de l'acte communautaire litigieux et de différer les effets
de l'annulation de celui-ci « pendant une brève période qui
doit être fixée de façon à permettre au Conseil de
remédier aux violations constatées, mais qui tienne aussi
dûment compte de l'importance incidente des mesures restrictives dont il
s'agit sur les droits et libertés des requérants
»237. Le Conseil se voit ainsi octroyée la
possibilité d'adopter un acte conforme aux exigences de la Cour et de
l'idée de communauté de droit. Outre l'étendue du pouvoir
de la Cour238, cet article repose sur le postulat que « la
sécurité juridique impose parfois de prendre quelques distances
avec la constatation objective de l'illégalité
»239, même si l'équilibre entre
légalité et sécurité juridique peut parfois
être délicat à déterminer240.
235 Denys Simon et Anne Rigaux souligne le « paradoxe
» de celle solution : « on comprend mal alors ce qui justifie le
maintien en vigueur de dispositions procédurales jugées
illégales, lesquelles affectent à l'évidence les droits
fondamentaux de l'ensemble des personnes et entités relevant du champ
d'application du règlement », « Le jugement des pourvois dans
les affaires Kadi et Al Barakaat : smart sanctions pour le Tribunal de
première instance? », article préc., p. 10.
236 L'article 231, alinéa 2, CE dispose «
Toutefois, en ce qui concerne les règlements, la Cour de justice
indique, si elle l'estime nécessaire, ceux des effets du
règlement annulé qui doivent être considérés
comme définitifs.». Avec le traité de Lisbonne, l'article
264 TFUE étend le champ d'application de l'article à tous les
actes.
237 CJCE, 3 septembre 2008, Kadi, arrêt
préc., point 376.
238 Selon Henri Labayle, le juge peut choisir librement au
sein du règlement contesté « ceux des effets » qui
doivent être considérés comme définitifs, sans
aucune limitation ou restriction de ce point de vue, tant du point de vue
matériel que personnel et dispose à ce titre d'une
compétence sortant de l'ordinaire, « La Cour de justice et la
modulation des effets de sa jurisprudence : autres lieux ou autres moeurs ?
», R.F.D.A., 2004, p. 663.
239 LABAYLE H., « La Cour de justice et la modulation des
effets de sa jurisprudence : autres lieux ou autres moeurs ? »,
R.F.D.A., 2004, p. 663.
240 CJCE, 22 mars 1961, SNUPAT c/ Haute
Autorité, aff.42 et 49/59, Rec. p. 103, « le principe
du respect de la sécurité juridique, tout important qu'il soit,
ne saurait s'appliquer de façon absolue, mais... son application doit
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Alors même que ni le Conseil, ni la Commission ni
même les États membres intervenus lors de la procédure
n'avaient sollicité ce report, la Cour fixe la période de
maintien des effets du règlement litigieux à 3 mois. La Cour
justifie ce mécanisme juridictionnel car « il ne saurait être
exclu que, sur le fond, l'imposition de telles mesures aux requérants
puisse tout de même s'avérer justifiée
»241. Il est vrai que l'illégalité n'entache que
la procédure suivie devant le Conseil et l'absence de garanties
procédurales au profit des requérants, et ne préjuge en
rien de l'opportunité et de la légalité de la
décision sur le fond. Les dispositions du règlement litigieux ne
seront nulles et non avenues en vertu de l'article 231, alinéa 1, CE
qu'à l'issue de ce délai de 3 mois, ce qui prive le
requérant pendant cette période de l'effet de sa
requête242.
La Cour décide ainsi d'exercer la compétence
qu'elle tire de l'article 231 CE dans l'attente de l'adoption d'une nouvelle
réglementation par le Conseil qui soit conforme aux exigences que la
Cour a posé en matière de droits fondamentaux. Cette prise de
position, favorable aux intérêts des institutions, illustre la
logique institutionnelle à laquelle répond
l'article243. Suite au prononcé de l'arrêt, la
Commission a communiqué aux parties les motifs de leur inscription sur
la liste et leur a donné la possibilité de formuler leurs
observations. Elle a finalement édicté dans le délai de 3
mois un nouveau règlement réinscrivant M. Kadi et Al Barakaat
Internation Foundation sur la liste actualisée des personnes et
entités visées par une mesure de gel des fonds244.
Le bilan des arrêts de la Cour montre que celle-ci est
définitivement attachée à l'effectivité de son
contrôle juridictionnel et à la protection des droits
fondamentaux245. Celle-ci, transposant le raisonnement
Solange246 dans l'ordre communautaire, pourrait
cependant
être combinée avec celle du principe de la
légalité ; ...la question de savoir lequel de ces principes doit
l'emporter dans chaque cas d'espèce dépend de la confrontation de
l'intérêt public avec les intérêts privés en
cause »
241 CJCE, 3 septembre 2008, Kadi, arrêt
préc., point 374.
242 LABAYLE H., MEHDI R., « Le contrôle juridictionnel
de la lutte contre le terrorisme », article préc., p.
263.
243 LABAYLE H., « La Cour de justice et la modulation des
effets de sa jurisprudence : autres lieux ou autres moeurs ? »,
article préc., p. 663.
244 Règlement (CE) n° 1190/2008 de la Commission
du 28 novembre 2008 modifiant pour la cent et unième fois le
règlement (CE) n° 881/2002 du Conseil instituant certaines mesures
restrictives spécifiques à l'encontre de certaines personnes et
entités liées à Oussama ben Laden, au réseau
Al-Qaida et aux Taliban, JOUE n° L 322/25 du 2 décembre
2008.
245 Voir les derniers développements de cette
jurisprudence avec CJUE, 29 avril 2010, M (FC) e.a. c./ Her Majesty's
Treasury, aff. C-340/08, non encore publié au Recueil, conclusions
de l'Avocat général Paolo Mengozzi présentées le 14
janvier 2010.
246 BVerfGE, 29 mai 1974, Solange I, BvL 52/71,
BVerfGE t. 37, p. 271.Voir aussi CEDH, 20 juin 2005, Bosphorus,
arrêt préc.
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n'être habilitée que d'une compétence par
défaut, en dépit de la carence des procédures
onusiennes247. Une possible évolution desdites
procédures dessaisirait alors le juge communautaire de son office,
à la lumière de la solution Solange II 248.
Ce renversement de paradigme apparaît peu probable vu l'affirmation forte
et récurrente de l'autonomie de l'ordre communautaire. Le contrôle
juridictionnel s'est en effet vu consacré « fondement même de
l'ordre juridique communautaire » et « garantie constitutionnelle
». Pourtant, comme le souligne Henri Labayle et Rostane Mehdi à
juste titre, à propos de la limitation rationae temporis des
effets de l'arrêt Kadi, « plus qu'il n'en assure la
réalité, l'arrêt Kadi entretient l'illusion d'une
protection efficace »249.
247 LABAYLE H., MEHDI R., « Le contrôle juridictionnel
de la lutte contre le terrorisme », article préc., p.
365.
248 BVerfGE, 22 octobre 1986, Solange II, BvR 197/83,
EuGRZ, p. 10.
249 LABAYLE H., MEHDI R., « Le contrôle juridictionnel
de la lutte contre le terrorisme », article préc., p.
365.
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