Chapitre 2. Les modalités du contrôle
La détermination des modalités du contrôle
allait conduire le juge à en mesurer l'étendue et
l'intensité et à choisir un cadre de référence.
Fidèle à sa jurisprudence 193, la Cour décide
de se baser sur le référentiel des droits fondamentaux, dont la
protection dans l'ordre
189 CJCE, 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat
International Foundation c./ Conseil et Commission, arrêt
préc., point 304.
190 Ibid, point 316.
191 Voir sur cette question SIMON D., RIGAUX A., « Le
jugement des pourvois dans les affaires Kadi et Al Barakaat : smart sanctions
pour le Tribunal de première instance? », article
préc., pp. 9-10, LABAYLE H., MEHDI R., « Le contrôle
juridictionnel de la lutte contre le terrorisme », article
préc., p. 247.
192 Cette solution a été confirmée
récemment par la Cour de justice de l'Union, voir CJUE, 3
décembre 2009, Faraj Hassan et Chafiq Ayadi c./ Conseil et
Commission, aff. jointes C-399/06 P et C-403/06 P, non encore
publiés au Recueil, JOUE n° C 24 du 30 janvier 2010.
193 CJCE, 12 novembre 1969, Stauder, aff. 29/69,
Rec. 00419 ; CJCE, 17 décembre 1970, Internationale
Handelsgesellschaft mbH, aff. 11/70, Rec. 01125 ; CJCE, 14 mai
1974, Nold, aff. 4/73, Rec. 00491.
45
communautaire est à la fois la raison d'être du
contrôle des mesures de gel des fonds et la motivation du juge à
exercer un tel contrôle (Section 1). Toutefois, la Cour se montre
sensible aux exigences du système de sécurité collective
du chapitre VII de la Charte des Nations Unies et à l'effectivité
des mesures de gel des fonds et tempère son contrôle par des
limites propres à la lutte antiterroriste (Section 2).
Section 1. Un contrôle à l'aune des droits
fondamentaux
La juge de Luxembourg n'a cessé d'affirmer que le
respect des droits de l'homme constitue une condition de la
légalité des actes communautaires et que ne sauraient être
admises dans la Communauté des mesures incompatibles avec le respect de
ceux-ci194. Ce faisant, dans le contentieux des listes
antiterroristes, il a consacré la garantie d'un certain nombre de droits
fondamentaux (Paragraphe 1). Les particularités du contrôle des
mesures de gel des fonds allaient cependant forcer le juge à moduler son
contrôle selon le régime de sanction ou la nature de la
décision d'inscription et de gel (Paragraphe 2).
Paragraphe 1. La reconnaissance de garanties
variées
Lors des diverses affaires portées devant le
prétoire du juge communautaire, les requérants invoquaient le
fait que les actes communautaires d'exécution des résolutions du
Conseil de sécurité portaient atteinte à certains droits
fondamentaux. L'absence de garanties procédurales au
bénéfice des personnes, groupes et entités visés
par les mesures de gel des fonds apparaissait difficilement conciliable avec
les exigences d'une « communauté de droit ». A la fois dans le
contentieux des mesures mettant en oeuvre le régime instauré par
la résolution 1373 (2001) que dans celui mettant en oeuvre la
résolution 1267 (1999), le juge de Luxembourg a examiné la
conformité des règlementations en cause au regard de deux
séries de droits fondamentaux. La première, la plus
substantielle, concerne les droits procéduraux195,
194 CJCE, 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat
International Foundation c./ Conseil et Commission, arrêt
préc., point 283. Voir aussi CJCE, 26 juin 2007, Ordre des
barreaux francophones et germanophone, aff. C305/05, Rec.
I-05305, et CJCE, 12 juin 2003, Schmidberger, aff. C-112/00,
Rec. I-05659.
195 Voir les lignes directrices sur les droits de l'homme
et la lutte contre le terrorisme, adoptées par le Comité des
ministres du Conseil de l'Europe le 11 juillet 2002, et le Livre vert de la
Commission du 26 avril 2006 sur la présomption d'innocence, COM
(2006) 174 final. Flavien Mariatte remarque que si ces actes de soft law
comportent des développements sur le droit à une protection
juridictionnelle effective dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, ils
sont cependant muets quant aux droits de la défense tels que le Tribunal
les envisage
46
et comprend le droit à la communication des motifs, le
droit d'être entendu, l'obligation de motivation et
généralement le principe de protection juridictionnelle
effective. A titre secondaire, le juge a récemment aussi reconnu en tant
que principe général la présomption d'innocence (garantie
par l'article 6, § 2, CEDH et l'article 48, § 1, de la Charte des
droits fondamentaux) dans le contentieux de la lutte
antiterroriste196. La seconde série se concentre, quant
à elle, essentiellement autour du droit de propriété.
Dans l'affaire Kadi, la condamnation des violations
des droits procéduraux succède à la consécration du
contrôle juridictionnel. La Cour, rappelle que le principe de protection
juridictionnelle effective est un principe général de droit
communautaire et est désormais inscrit à l'article 47 de la
Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne197. Ce
principe impose la communication des motifs de la décision, soit au
moment de l'adoption de celle-ci, soit dès que possible afin de garantir
l'exercice des voies de recours, et le droit d'être entendu. Le juge
précise que ce principe « doit être assuré même
en l'absence de toute règlementation concernant la procédure
» et que les destinataires des décisions qui voient leurs
intérêts affectés par celles-ci puissent être en
mesure « de faire connaître utilement leur point de vue
»198. La Cour constate que ni la position commune
2002/402/PESC, ni le règlement n° 881/2002 ne prévoient de
telles garanties199. Le Conseil semble n'avoir fourni aux
requérants aucune information relative à leur inscription sur la
liste ni n'apparait leur avoir permis de prendre connaissance des
éléments à leur charge dans un délai raisonnable
après l'édiction de la mesure. Il résulte de cette absence
de communication des motifs que les requérants n'ont pu faire
connaître utilement leur point de vue et n'ont pu par la suite
défendre leurs droits dans des conditions satisfaisantes lors de la
procédure contentieuse, ce qui équivaut à une violation du
droit fondamental à un recours juridictionnel effectif. Par ailleurs, le
Tribunal avait délimité dans l'arrêt OMPI
l'exercice de ce droit fondamental au seul contrôle juridictionnel
de la légalité, mais avait attribué une portée
large à son contrôle200. Tout en reconnaissant un
pouvoir d'appréciation au Conseil, le Tribunal
hors du champ d'application des articles 6 et 13 CESDH. Voir
« Lutte contre le terroris me, sanctions économiques et droits
fondamentaux », Europe, février 2007, comm. 45.
196 TPICE, 2 sept. 2009, Mohamed El Morabit c./ Conseil
soutenu par Royaume-Uni et Commission , aff. T37/07 et T-323/07, non
encore publié au Recueil, JOUE C 256 du 24 octobre 2009, p.
23.
197 Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne,
JOUE n° C 83 du 30 mars 2010, p. 389.
198 CJCE, 3 septembre 2008, Kadi, arrêt
préc., point 348, voir aussi CJCE, 24 octobre 1996, Commission
c./
Lisrestal, aff. C-32/95 P, Rec. I-5373.
199 CJCE, 3 septembre 2008, Kadi, arrêt
préc., point 352.
200 « Les limitations apportées par le Conseil aux
droits de la défense des intéressés devant être
contrebalancées par un strict contrôle juridictionnel
indépendant et impartial [...] le juge communautaire doit pouvoir
contrôler la légalité et le bien-fondé des mesures
de gel des fonds, sans que puissent lui être opposés le secret ou
la
47
s'autorisait à contrôler non seulement la
légalité externe de la décision litigieuse mais aussi
l'exactitude matérielle des faits, l'absence d'erreur manifeste
d'appréciation, le détournement de pouvoir voire même
« l'appréciation des considérations d'opportunité
»201.
L'obligation de motivation (contenue à l'article 253
CE) est au même titre sanctionnable. Consacrée dans le cadre des
mesures antiterroristes par l'arrêt OMPI202, le juge a
indiqué ce qui recouvrait cette exigence notamment dans deux
arrêts postérieurs prononcés à la même date.
Dans Al Aqsa, le Tribunal précise que l'absence de mention de
l'ordonnance de référé émanant d'une juridiction
néerlandaise dans les motifs de la décision initiale aboutit
à la violation de la protection juridictionnelle effective de
l'entité requérante203. Dans un arrêt
Sison, le Tribunal constate que ni la décision initiale ni
celle de maintien ne mentionnent « les informations précises »
ou les « éléments de dossier » montrant qu'une
décision justifiant l'inclusion du requérant dans la liste
litigieuse avait été prise à son égard par une
autorité nationale compétente204. En l'espèce,
le dossier de demande de droit de séjour du requérant
était classé confidentiel. Le Tribunal conclut également
à la violation de l'obligation de motivation et donc de la protection
juridictionnel effective du requérant205.
Enfin, les griefs des requérants portaient sur la
violation du droit de propriété206. Les
ingérences au droit de propriété doivent, d'une part,
poursuivre des objectifs d'intérêt général et,
d'autre part, ne pas constituer, au regard de l'objectif poursuivi, une
intervention démesurée et intolérable à la
substance de ce droit. Dans l'arrêt Kadi, La Cour rappelle que
ce droit n'est pas une prérogative absolue et que les ingérences
à celui-ci ne sauraient en soi être inadéquates ou
disproportionnées207. Dans cette affaire, le juge conclut que
les mesures de gel à l'encontre des requérants, constituent
« une restriction injustifiée à son droit de
confidentialité des éléments de preuve et
d'information utilisés par le Conseil ». TPICE, 12 décembre
2006, OMPI c./ Conseil, arrêt préc., point
155.
201 Ibid, point 159.
202 TPICE, 12 décembre 2006, OMPI c./ Conseil,
arrêt préc., points 138-151.
203 TPICE, 11 juillet 2007, Al-Aqsa c./ Conseil, aff.
T-327/03, Rec. II-00079., point 64.
204 Tel qu'il ressort des exigences de l'article
1er, § 4, de la position commune n° 2001/931/PESC (voir
supra p. 16).
205 TPICE, 11 juillet 2007, Sison c./ Conseil, aff.
T-47/03, Rec. II-00073., points 215-226.
206 Principe interprété au regard de l'article
1er du premier protocole additionnel de la CESDH et de la
jurisprudence de la CEDH. La Charte des droits fondamentaux de l'Union rappelle
la teneur du droit de propriété à l'article 17.
207 CJCE, 3 septembre 2008, Kadi, arrêt
préc., point 363. Voir aussi sur ce point, pour les entités
soupçonnées de contribuer au financement de la
prolifération nucléaire, TPICE, 14 octobre 2009, Bank Melli
Iran c./ Conseil, arrêt préc.
48
propriété »208. Le juge
considère cette restriction « considérable » en
l'espèce, en prenant en compte « la portée
générale et la durée effective des mesures restrictives
»209.
Finalement, dans ses modalités, le contrôle
juridictionnel n'apparait pas comme une simple déclaration de bonnes
intentions par le juge communautaire. Aussitôt consacré, le juge
confirme la réalité du contrôle et sa portée
relativement large. En résumé, c'est la constatation de la
violation des droits fondamentaux allégués par les
requérants qui conduit à l'annulation de l'acte litigieux. Le
traité de Lisbonne ajoute à ce titre à l'article 215 TFUE
(précité), alinéa 3 que « [l]es actes visés au
présent article [notamment les mesures de gel à l'encontre des
particuliers] contiennent les dispositions nécessaires en matière
de garanties juridiques. » Le traité semble donc consacrer une
obligation de respecter certaines garanties juridiques lors de la mise en
oeuvre des mesures de gel des fonds, en restant néanmoins très
évasif sur ces garanties.
Paragraphe 2. Le risque d'un traitement
discriminatoire
Le caractère particulier des mesures de lutte
antiterroriste et l'architecture des sources des actes d'inscription et de gel
des fonds ne tendent pas vers une unification des régimes de sanction.
Des nuances dans le contrôle juridictionnel apparaissent alors, d'une
part selon que la règlementation soit issue du régime de la
résolution 1267 (1999) ou de la résolution 1373 (2001). D'autre
part, l'intensité du contrôle juridictionnel (et
corrélativement les droit fondamentaux qui y sont attachés)
dépendra selon que l'acte litigieux soit une décision initiale ou
une décision de maintien.
208 Ibid, point 370.
209 Ibid, point 369.
Premièrement, comme l'illustre le contentieux quant au
principe du contrôle juridictionnel des mesures de gel des fonds, un
traitement discriminatoire des requérants avait indirectement
été créé. Les personnes ou entités faisant
l'objet de la réglementation issue du règlement CE n°
881/2002 (et de la position commune 2002/402/PESC) se voyaient privées
de recours juridictionnel effectif210 contrairement aux
requérants, tel l'OMPI, qui poursuivaient l'annulation d'un acte pris
sur le fondement de la réglementation issue du
210 TPICE, 21 septembre 2005, Ahmed Ali Yusuf et Al
Barakaat International Foundation c./ Conseil et Commission, et
Yassin Abdullah Kadi c./ Conseil et Commission, arrêts
préc.
49
règlement CE n° 2580/2001211. Les
requérants, dans la première hypothèse, ne jouissaient que
de faibles palliatifs, à savoir l'existence d'un contrôle à
l'aune du jus cogens212 et le recours à la
protection diplomatique devant les instances de l'ONU213.
L'arrêt Kadi a mis fin à ce traitement
discriminatoire des requérants devant le juge communautaire selon la
source de la réglementation qu'ils attaquaient. Pourtant, une forme de
discrimination « potentielle » persistait à l'issue de cette
harmonisation du contrôle de juge. Il faut pour cela se reporter au
raisonnement du juge dans l'affaire Segi (voir supra p. 38).
Celui-ci consacrait sa compétence pour contrôler indirectement la
légalité de la position commune 2001/931/PESC. Or, la Cour
semblait avoir limité son contrôle aux seules positions communes
adoptées dans le cadre du titre VI du TUE, en vertu de l'article 35,
§ 6, UE alors que la juridiction communautaire n'a aucun rôle selon
le TUE dans le cadre du titre V. La position commune 2001/931/PESC, prise sur
la base d'un double fondement (articles 15 et 34 UE) rentrait donc dans cette
catégorie. L' « ambiguïté »214 de cette
solution conduit à s'interroger dans quelle mesure l'arrêt
Segi aurait introduit une discrimination envers les personnes et
entités faisant l'objet de la position commune
2002/402/PESC215, prise sur le seul et unique fondement de l'article
15 UE (titre V). La discrimination n'est pourtant que potentielle car le
règlement CE n° 881/2002 et les actes pris sur son fondement sont
quant à eux attaquables.
Enfin, le contrôle juridictionnel revêt une
intensité différente selon qu'il porte sur une décision
initiale ou de maintien. Cette distinction doit être aussi comprise
à la lumière du processus de décision, constitué
d'une première phase nationale, puis d'une phase
communautaire216. A ce propos, le principe de coopération
entre les autorités communautaires et les autorités
compétentes nationales implique que le Conseil doit s'en remettre autant
que possible à l'appréciation de l'autorité nationale
compétente, à tout le moins s'il s'agit d'une
211 TPICE, 12 décembre 2006, OMPI c./ Conseil,
arrêt préc.
212 TPICE, 21 septembre 2005, Ahmed Ali Yusuf et Al Barakaat
International Foundation c./ Conseil et
Commission, et Yassin Abdullah Kadi c./ Conseil et
Commission, arrêts préc.
213 TPICE, 12 juillet 2006, Chafiq Ayadi c./ Conseil, et
Faraj Hassan c./ Conseil et Commission, arrêts
préc.
214 MOINY Y., « Aperçu de la jurisprudence
communautaire développée dans le cadre de la lutte contre le
financement du terrorisme international », article
préc., p. 43.
215 Ibid.
216 Selon l'article 1er , § 4, de la position
commune 2001/931/PESC, cette phase nationale consiste en la décision
prise par une autorité compétente, en principe
judiciaire, à l'encontre d'une personne et entité, devant reposer
sur des « preuves ou des indices sérieux et crédibles
». La phase communautaire consiste en la décision d'inclusion de la
personne ou entité dans la liste sur la base « d'informations
précises ou d'éléments de dossier qui montrent
qu'une décision a été prise par une
autorité nationale compétente ».
50
autorité judiciaire217, notamment quant aux
« preuves ou [aux] indices sérieux et crédibles » sur
lesquels la décision de celle-ci est fondée218. En ce
qui concerne la décision initiale, le juge communautaire admet que la
communication des motifs soit concomitante ou intervienne aussitôt
après l'adoption de la décision219, afin de
préserver un certain « effet de surprise » sans lequel les
mesures de gel ne pourraient poursuivre leur objectif de lutte contre le
terrorisme220. Ces exigences se comprennent aisément au
regard de la singularité de la lutte antiterroriste. Toutefois, il en
découle que la communication des motifs, le droit d'être entendu,
et l'obligation d'audition de la personne ou entité ne peuvent
intervenir que postérieurement à l'adoption de la mesure
litigieuse.
La décision de maintien, ou décision
subséquente de gel des fonds, justifie par nature un contrôle
« plus poussé »221. A ce stade, les fonds sont
déjà gelés, l'effet de surprise et l'urgence n'ont donc
plus lieu d'être des justifications pour ne pas satisfaire au respect des
droits fondamentaux. Etant donné la mise à jour semestrielle des
listes antiterroristes par le Conseil, le contrôle de la décision
de maintien s'est révélé bien plus important qu'on ne le
croyait. En substance, le contrôle est renforcé car le maintien du
requérant sur la liste litigieuse doit être justifié par
des « raisons spécifiques et concrètes », qui doivent
lui être communiquées au moment de l'adoption de la
décision de maintien. De plus, une telle décision doit en
principe être précédée d' « une communication
des nouveaux éléments à charge et d'une audition
»222. En revanche, ni dans l'arrêt OMPI ni dans
l'arrêt Kadi, le juge ne précise l'étendue de
l'obligation de procéder à l'audition du requérant.
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