C) Le protestantisme : la doctrine de la
prédestination comme déculpabilisation de la richesse
« Celui qui sait que son salut est dans les mains de
Dieu, renonce à ses propres forces, ne choisit plus ses propres moyens,
mais attend l'action de Dieu en lui. », Luther, Du serf arbitre,
1525
Selon la doctrine de la prédestination, Dieu
décide seul de notre salut ou de notre perte, indépendamment de
nous-mêmes et de nos actions. Dans ces conditions, même si
l'individu prédestiné n'a aucun moyen de savoir si Dieu l'a
choisi ou non, des preuves matérielles peuvent signifier qu'il sera
sauvé. Ainsi, la réussite sociale dans le protestantisme doit
être vue comme une promesse d'élection. Contrairement au
catholicisme où l'accumulation des richesses constitue un obstacle au
salut209, celle-ci s'avère ici positive puisqu'elle
témoigne de l'amour de Dieu et du salut à venir.
a) Luther et la lutte contre les indulgences
Dans le protestantisme, la prédestination a pour
origine la lutte contre les indulgences. Dans l'Antiquité, l'indulgence
désignait la suppression d'une pénitence publique imposée
par l'Eglise aux grands pécheurs. En effet, pour l'Eglise, tout
péché, même pardonné, entraîne un devoir de
réparation appelé pénitence. En outre, à partir du
VIIe siècle, des tarifs d'amendes ont été
élaborés en fonction des péchés commis. On parle
alors de « pénitences tarifée ». D'où
l'idée que le pécheur peut, dès ici-bas, se racheter des
peines de l'au-delà par un effort financier (aumône) ou physique
(pèlerinage ou croisade), au risque, dénoncé à la
fin du Moyen Age, d'une fausse assurance de son salut.
Les papes Jules II en 1507, puis Léon X en 1511,
publièrent des indulgences dont le revenu fut affecté à la
reconstruction de la basilique Saint-Pierre de Rome. La moitié des
sommes rassemblées en Allemagne servit en fait à payer la taxe
due au Saint-Siège pour l'élection d'Albert de Brandebourg comme
archevêque de Mayence. Ce fut le scandale dénoncé par
Luther en 1517 sous le nom d' « affaire des indulgences ». Pour le
Réformateur, les
209 « Il sera plus facile à un chameau de passer
par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume des
cieux. » (Matthieu, 19.24).
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indulgences sont infâmantes car le salut ne peut pas
s'acheter. Il n'y a pas de commerce entre Dieu et les hommes. Dieu choisit les
élus et les damnés, sans possibilité d'intervention
humaine dans le salut personnel de chacun.
b) La réussite sociale comme signe
d'élection
S'il n'est plus possible d'acheter son salut par les
indulgences et si Dieu a déjà choisi ceux qu'il sauverait et ceux
qu'il condamnerait, alors la vie peut apparaître pour le protestant comme
bien triste car déterminée à l'avance. Cependant, le
croyant peut chercher des preuves ici-bas de son élection à
travers la réussite sociale. Sa vie peut-être le reflet du salut
qui l'attend. Dès lors, l'enrichissement terrestre et l'activité
de profit se transforment positivement en profession, prise au sens honorable
de vocation (Beruf). Le protestantisme opère donc un
renversement paradigmatique, car comme le note Max Weber : « Le gain est
devenu la fin que l'homme se propose, il ne lui est plus subordonné
comme moyen de satisfaire ses besoins.210 »
Toutefois, le protestant doit se garder des jouissances de la
vie. Investissement professionnel total et ascétisme sont donc les deux
faces d'une même pièce au sein du protestantisme et plus
particulièrement du calvinisme. Etudiant les écrits
théologiques de Richard Baxter, Weber constate que « la
dénonciation de l'avidité, de la jouissance liée à
la possession et de la consommation, la bénédiction divine
à l'aspiration au gain, l'encouragement à
l'honnêteté et l'apologie du travail `sans relâche, continu,
systématique dans une profession séculière211 '
que ces textes expriment, sont autant d'éléments incitant
à la `formation du capital par l'épargne forcée de
l'ascèse212 ' 213 ».
Au final, même si la thèse
wébérienne expliquant le développement du capitalisme
à partir du développement de l'ethos protestant a
essuyé maintes critiques, il faut néanmoins retenir que la
Réforme est parvenue à déculpabiliser la richesse, «
inversant à bien des égards le discours du Christ lui-même.
Car que lit-on sur l'argent dans les Evangiles ? Pour l'essentiel
210 WEBER Max, L'Ethique protestante et l'esprit du
capitalisme, 1905, trad. J. Chavy, Plon, 1964.
211 Op. cit., p. 236.
212 Op. cit., ibid.
213 LETONTURIER Eric, « L'Ethique protestante et l'esprit du
capitalisme », Universalis 2011.
ceci : qu'il est un moyen, certes légitime en soit,
mais cependant dangereux, car la logique qui conduit à l'accumuler
tourne toujours à l'idolâtrie.214 »
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214 FERRY Luc, « Sur la religion catholique et l'argent
», Le Figaro, 22 août 2008.
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