3 / Limites culturelles
« Le caractère le plus profond du mythe, c'est le
pouvoir qu'il prend sur nous, généralement à notre insu.
»,
Denis de Rougemont, L'Amour et L'Occident, 1939
L'externalisation de la Défense en France est largement
moins développée que dans les pays anglo-saxons. Ce faible
recours à des prestataires privés s'explique certes par
l'amalgame fait avec les activités de mercenariat ou les scandales
liés à certaines sociétés américaines, mais
il ne s'agit pas là de l'unique raison. La culture française a
également un poids considérable. En effet, l'inconscient
collectif entretient un rapport spécifique à la res militaris
et à l'argent. Pour beaucoup, la mission d'intérêt
général dévolue aux militaires apparaît comme
irréconciliable avec l'absence de valeurs morales
institutionnalisées188 et la logique de profit qui
caractérisent le secteur privée. Or, il est intéressant de
noter que cette théorie (au sens littéral de « vision du
monde ») ne s'est pas construite ex nihilo mais résulte
d'un héritage empruntant ses racines à l'histoire mais aussi
à la philosophie et à la religion.
188 Esprit de sacrifice, altruisme,
désintéressement, etc.
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A) La sacralisation de la fonction militaire
« Si j'avance, suivez-moi, si je recule, tuez-moi, si je
meurs, vengez-moi. », Henri du Vergier, comte de la
Rochejaquelein
La fonction militaire, qu'elle ait été
exercée par de « simples » citoyens ou par des nobles,
revêt une dimension sacrée qui s'incarne notamment pour les
premiers dans l'amour de la patrie et pour les seconds dans le mépris de
toute activité commerçante.
a) Soldat-citoyen et mercenaire
Il est traditionnel d'opposer le soldat qui se bat pour sa
patrie à celui qui se bat simplement pour de l'argent. Cette
moralisation de la condition militaire est encore partagée de nos jours.
On l'a doit, entre autres, à Machiavel, dont la figure du soldat-citoyen
continue de façonner les esprits.
La pensée machiavélienne : l'ardeur
citoyenne contre la loyauté intéressée
Dans Le Prince, Machiavel loue la
supériorité du soldat-citoyen sur le mercenaire, car son
engagement va au-delà d'un simple travail rétribué.
Il met d'ailleurs en garde les cités italiennes contre
le recours à des soldats privés : « Qui tient son Etat
fondé sur les troupes mercenaires n'aura jamais stabilité, ni
sécurité car elles sont sans unité, ambitieuses,
indisciplinées, infidèles, vaillantes avec les amis ; avec les
ennemis, lâches [...] La raison en est qu'ils [les mercenaires] n'ont
d'autre amour ni d'autre
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raison qui les retiennent au camp qu'un peu de solde, ce qui
n'est pas suffisant à faire qu'ils veuillent mourir pour
toi.189 »
La solution pour Machiavel réside dans une armée
de sujets au service du prince : « aucun Etat n'est sûr s'il ne
dispose d'une armée qui lui soit propre [...] Une armée qui te
soit propre est composée de tes sujets, de tes concitoyens, ou de gens
qui soient tes créatures : toutes les autres sont mercenaires ou
auxiliaires.190 »
En d'autres termes, Machiavel reproche aux mercenaires deux
choses. Tout d'abord, de ne pas faire la guerre, ou bien de la faire mais de
façon très lâche, c'est-à-dire de n'être au
final qu'une « armée de papier » (Démosthène).
Ensuite, il critique leur loyauté, car étant simplement
attaché à leur employeur par un lien matériel, ils n'ont
pas en eux ce qu'on appellera plus tard l' « ardeur nationaliste »,
sentiment qui pousse à donner plus que ce que l'on a reçu.
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