c) Bob Denard : le « sultan blanc des Comores37
»
Si les Anglais peuvent se vanter d'avoir eu David Stirling, la
France peut également se glorifier d'avoir eu Bob Denard. Toutefois,
elle ne semble pas particulièrement fière de celui qui se
définissait lui-même comme un « corsaire de la
République 38 », comme s'il représentait à
lui seul un « passé qui ne passe pas 39 ». Or, il
est intéressant de se demander comment on a pu passer d'un Bob Denard
dont les compétences étaient requises dans le cadre de la
politique étrangère française à un Bob Denard dont
le nom ne doit surtout pas être prononcé.
Pour commencer, Bob Denard est à l'origine de
l'organisation en 1979 de la Garde Présidentielle des
Comores40, forte de 600 Comoriens. Comme le rappelle
François-Xavier Sidos41 lors d'une conférence
s'étant tenue le 22 novembre 2012 à Sciences Po Aix, cette
unité militaire est équipée et financée par
l'Afrique du Sud (de 1979 à 1989) sur des budgets militaires (deux tiers
provenant de la South African Defence Force) et diplomatiques (un
tiers provenant du ministère des Affaires étrangères), et
cela en échange d'une station d'écoute42. Cette
opération se fait en total accord avec la France car la
République Fédérale Islamique des Comores permet de
contourner l'embargo international qui pèse sur l'Afrique du Sud. De
plus, la Garde Présidentielle est encadrée par une poignée
d'officiers européens dont d'anciens cadres formés en France (y
compris au Groupe d'Intervention de la Gendarmerie Nationale (GIGN)). Au final,
cette organisation est contrôlée par les services français
et sud-africains avec une antenne à Paris, une autre à Pretoria
et une unité opérationnelle à Moroni (capitale des
Comores) à partir de laquelle des opérations clandestines sont
montées.
Toutefois, à partir de 1989, le vent tourne pour Bob
Denard. Cette année-là, le président Ahmed Abdallah est
abattu dans son bureau. Son décès est imputé au mercenaire
qui sera finalement acquitté. Said Mohamed Djohar devient alors
président par intérim jusqu'au 11 mars 1990, date à
laquelle il est élu président dans des élections
contestées face à Mohamed Taki Abdulkarim. Il décide alors
de chasser Bob Denard et ses mercenaires. Cinq années plus
37 Titre d'un documentaire diffusé sur France O
le 9 juin 2012 et réalisé par Laurent Boullard.
38 Denard Bob, Corsaire de la
République, Fixot, Paris, 1999
39 L'expression est également le titre d'un
ouvrage d'Eric Conan et d'Henry Rousso sur la période vichyste.
40 Les Comores sont un ancien protectorat
français.
41 Ancien officier de la Garde Présidentielle
des Comores sous les ordres de Bob Denard.
42 Le Mozambique est alors plongé dans une
guerre civile depuis 1977 et l'Afrique du Sud soutient l'un des deux
belligérants, à savoir la ReNaMo (Résistance nationale du
Mozambique).
31
tard, dans la nuit du 27 au 28 septembre, le « corsaire
de la République » débarque avec une trentaine d'hommes sur
les côtes comoriennes et renverse le président Djohar. A la suite
de quoi, Bob Denard met en place un comité militaire de transition qui
remet le pouvoir à deux membres de l'opposition, Mohamed Taki Abdulkarim
et Saïd-Ali Kemal. Une semaine après et suite aux protestations de
la communauté internationale, la France lance l'opération
militaire Azalée qui s'achève par l'arrestation le 6
octobre de Bob Denard et de son équipe. Curieusement, le
président Djohar est exilé « pour sa sécurité
» à la Réunion. Il ne regagnera jamais la présidence.
En 1996, Mohamed Taki Abdoulkarim est élu président de la
République fédérale islamique des Comores.
Le 20 juin 2006, la 14e chambre du Tribunal
correctionnel de Paris a rendu un jugement concernant vingt-sept
prévenus, dont Bob Denard. Malgré la gravité des faits
reprochés (il s'agit d'un coup d'Etat militaire), il faut
s'étonner que toutes les peines prononcées n'aient
été que des peines avec sursis. Sans doute faut-il y voir
l'incapacité des juges à clairement démontrer la part de
responsabilité de Bob Denard dans cette affaire. Agissait-il de son
propre chef ou était-il un simple exécutant ? La réponse
n'est pas évidente car le jugement fait valoir les faits suivants :
« Il est évident que les services secrets français avait eu
connaissance du projet de coup d'Etat conçu par Robert Denard, de ses
préparatifs et de son exécution ». Et d'ajouter, « Il
est tout aussi manifeste qu'au moins ils n'avaient rien fait pour l'entraver et
qu'ils l'avaient donc laissé arriver à son terme. En
conséquence, c'est que les responsables politiques l'avaient
nécessairement voulu ainsi ».
En conclusion, il faut noter que la collaboration entre les
services français et Bob Denard n'a pas été aussi
fructueuse que dans le cas des pays anglo-saxons. Cet échec est
d'ailleurs sans doute ce qui a durablement occulté le débat
français puisque dès lors qu'on parlait de recours à des
sociétés privées pour assurer la formation de troupes
militaires étrangères, l'association avec les coups d'Etat de Bob
Denard et la « Françafrique » était
systématique. Et même si les mentalités ont
évolué, le poids de cette histoire demeure encore bien
présent. Comme le disait l'un des protagonistes du film Magnolia
(1999) de Paul Thomas Anderson : « Même si nous en avons fini
avec le passé, le passé lui, n'en a pas fini avec nous. »
Pour terminer sur cette approche historique, il convient de
souligner l'hétérogénéité du mercenariat. Si
le terme de « mercenaire » est de nos jours galvaudé, une
brève étude
32
historique démontre que les choses sont plus complexes.
Penser le contraire reviendrait à nier la dimension héroïque
de nombreux mercenaires : Xénophon, Surcouf, Garibaldi, Malraux...
« La vérité pure et simple est rarement pure et jamais
simple » écrivait Oscar Wilde. Par ailleurs, on pense souvent que
le mercenariat a profité de l'inexistence du droit. Cette idée
doit être combattue. En effet, les condottieri étaient liés
par la condotta, les corsaires par la lettre de marque, etc. Par
conséquent, il apparaît plus pertinent de parler d'une
évolution légale allant dans le sens de la condamnation du
mercenariat plutôt que d'une création ex nihilo d'un
cadre juridique répressif.
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