Paragraphe 2. L'extension de la mise en concurrence aux
Etats
La mondialisation modifie incontestablement les relations
entre les Etats. Standard and Poor's participant à ce processus, elle a
également contribué à modifier les relations entre eux,
c'est-à-dire à les objectiviser (A), ce qui lui a permis
d'acquérir un certain pouvoir sur la scène internationale (B).
104 Auby (Jean-Bernard), À propos des agences de
notation, Dr. Adm. n°10, Octobre 2011, repère 9, p. 1
105 Idem.
106 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op.
cit., leçon du 21 mars
107 Auby (J-B), À propos des agences de notation,
op. cit., p. 2
108 Dardot (P.), La nouvelle raison du monde, op. cit.,
p. 406
19
A) La mise en concurrence des Etats, produit de
l'objectivisation des relations internationales
Sous l'empire de la souveraineté, le monde était
divisé en Etats, dotés d'une même forme, ce qui rendait
possibles leurs relations. Les relations internationales, principalement
limitées aux relations interétatiques, se fondaient sur la
volonté des Etats109. Dès lors, sous l'empire
de la souveraineté, un Etat qui voudrait emprunter de l'argent pour
financer ses dépenses le fera en fonction des relations diplomatiques
qu'il entretient avec les autres Etats. On ne vend pas des obligations à
son ennemi légendaire.
L'objectivisation des relations internationales par Standard
and Poor's s'opère de deux façons. D'une part, les relations ne
se veulent plus à proprement inter-nationales, ni même
interétatiques, dans la mesure où les relations ne sont plus
organisées entre souverainetés, mais entre les différentes
entités, indépendamment de leur qualité, présentes
sur le marché. De surcroit, les relations binaires qui existaient
(d'Etat à Etat) deviennent ternaires (Etat, Etat ou entreprise, Standard
and Poor's). Standard and Poor's publie des notes sur les différents
acteurs du marché obligataire mondial, et ce afin que les investisseurs
choisissent leur partenaire. En tant qu'intermédiaire, elle contribue
donc à la conclusion de contrats entre ceux-ci. Elle influence donc le
choix des investisseurs, en les orientant à choisir le partenaire qui
maximisera au mieux son profit.
D'autre part, ces relations s'objectivisent dans la
mesure où les liens ne se tissent plus selon la subjectivité
des Etats, leur Histoire, leur idéologie, mais selon
l'utilité et l'efficience. Standard and Poor's, en évaluant les
Etats selon différents critères, contribue à
l'objectivisation des relations internationales. Non seulement elle rompt les
liens directs entre les Etats, en leur servant d'intermédiaire
indispensable sur le marché obligataire, mais elle remplace
également la volonté par l'utilité en attribuant des
ratings en fonction de cinq notes (politique, économique,
extérieure, budgétaire, monétaire)
déterminées par des critères qui se veulent objectifs.
Ainsi, la raison néolibérale s'exerce dans toute sa splendeur,
elle qui, « au lieu de diviser les Etats, unifie le monde en ramenant
la diversité des comportements humains à une seule forme -
l'entreprise - et en contrôlant leurs actions en agissant sur
l'intérêt »110. Ainsi, les
préoccupations idéologiques s'effacent, car ce qui compte, c'est
l'efficacité, l'utilité. Standard and Poor's contribue ainsi
à sortir du schéma ancestral de la souveraineté, en
rejoignant le paradigme néolibéral pour qui la valeur cardinale,
désormais, ce n'est plus la volonté, mais
l'utilité111. Dès lors, aujourd'hui, mis
à part quelques Etats comme la Corée du Nord, qui refusent
d'entrer dans l'ère de la mondialisation et dans les relations
internationales, une grande partie des Etats sont prêts à
entretenir des relations avec n'importe quel autre Etat, tant qu'il en tire une
utilité, voire un bénéfice112.
Standard and Poor's s'inscrit dans ce schéma dans la
mesure où elle contribue à critériser ce qui
était de l'ordre du ressenti, du coeur presque. La méthode
employée par Standard and Poor's s'inscrit dans la même veine que
la nouvelle gestion publique, qui fixe des critères de
109 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 38
110 Idem.
111 Idem.
112 En témoigne peut être les relations qu'a
entretenue la France avec la Libye, sous l'empire de Kadhafi, ou avec la Syrie,
sous la dictature de Bachar Al Assad...
20
performance et de qualité, qui « peuvent
atteindre plus directement le coeur du métier »113.
En prônant ainsi la culture du résultat et un système
inspiré du darwinisme, Standard and Poor's contribue à instaurer
un tel système sur le plan international, ce qui lui permet de mieux
comparer les différents acteurs du marché114, de mieux
les mettre en concurrence. C'est ainsi qu' « à la
rivalité infinie des Etats, ils substituent la concurrence
économique » 115 et financière.
L'objectivisation des relations internationales est donc une
condition nécessaire pour pouvoir comparer les différents acteurs
du marché obligataire, comparaison opérée par
l'entrepreneur (investor), c'est-à-dire celui qui achète
les obligations, figure de l'homo oeconomicus. En effet, sous la
raison néolibérale, l'homo oeconomicus ce n'est plus
seulement le « partenaire de l'échange
»116, c'est un entrepreneur, puisque dorénavant, la
concurrence compte plus que l'échange. Si Standard and Poor's met en
oeuvre sa méthodologie de façon précise et se voulant
objective, ce n'est pas pour resserrer les liens entre les acteurs du
marché, ou pour favoriser l'échange entre les peuples, les
communautés, les Etats, mais plutôt pour que l'entrepreneur place
au mieux son argent, afin qu'il maximise son profit. En témoigne la
réponse par Standard and Poor's à la question de savoir en quoi
les ratings sont utiles : « ils peuvent jouer un rôle
important en ce qu'ils permettent aux entreprises et aux gouvernements de
gagner plus d'argent (raise money) sur les marchés financiers
»117. Cela illustre bien le propos de Michel Foucault, qui
définit l'homo oeconomicus néolibéral comme un «
entrepreneur de lui-même, [...J étant pour lui-même la
source de ses revenus »118.
Les règles instaurées par Standard and Poor's
dans sa méthodologie sont constamment tournées vers
l'entrepreneur, qui doit être en capacité de comparer, en fonction
des différents critères, ses potentiels débiteurs, afin de
placer au mieux son argent et ainsi de maximiser ses richesses. L'homo
oeconomicus est un être rationnel, qui cherche à maximiser son
profit119. Il ne perçoit pas les acteurs du marché
comme des entreprises ou des Etats, mais comme des débiteurs potentiels.
En se fixant sur des critères objectifs pour orienter les relations
entre les Etats, Standard and Poor's a pu les mettre en concurrence, puisqu'il
est plus facile de les comparer ainsi. Mais cela a eu un impact
collatéral sur Standard and Poor's elle-même, qui a pu
acquérir un peu plus de pouvoir.
|
|