B) La mise en concurrence des Etats, facteur
d'acquisition du pouvoir
En mettant en concurrence les Etats au sein des relations
internationales et en promouvant la figure de l'entrepreneur, Standard and
Poor's a pu acquérir un certain pouvoir puisqu'elle se situe
113 Dardot (P.), La nouvelle raison du monde, op. cit.,
p. 396
114 Standard and Poor's, Guide to Credit Rating Essentials
- What are credit ratings and how do they work?, 2011, p.
6
115 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 157
116 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op.
cit., p. 231
117 Standard and Poor's, Guide to Credit Rating Essentials
- What are credit ratings and how do they work?, 2011, p.
3
118 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op.
cit., p. 232
119 Echaudemaison (Claude-Danièle) et autres,
Dictionnaire d'Economie et de sciences sociales, Nathan, 2006, «
Homo oeconomicus », p. 244
21
au-delà de ces acteurs ; elle est la sentinelle d'un
ordre spontané sur lequel se battent les acteurs du monde. Si ce pouvoir
a pendant longtemps été restreint ou ignoré, car les
agences de notation elles-mêmes n'étaient connues que par les
spécialistes de la finance, la récente crise financière
les a vu émerger jusqu'à les projeter au-devant de la
scène. Leur présent pouvoir, et notamment celui de Standard and
Poor's, en ce qu'il s'agit de l'agence de notation la plus importante, est
souvent décrié.
Dès la fin de l'année 2011, les voix se sont
élevées contre les agences, car « loin d'être un
simple thermomètre des dettes publiques, elles en sont devenues l'un des
virus »120. Dans cette période de campagne
présidentielle, chaque candidat, de Marine Le Pen à Jean-Luc
Mélenchon en passant par François Bayrou, déplorait le
trop grand pouvoir et la trop grande influence des agences121. Il en
fut de même pour Michel Barnier, commissaire européen
chargé du marché intérieur, qui déclara que
« les notations de crédit [...j ne sont pas seulement
l'expression d'une opinion. Les agences de notation ont commis de graves
erreurs par le passé. Mon objectif premier est de réduire la
dépendance excessive à leur égard
»122. Le Fonds monétaire international (FMI)
lui-même récuse cette montée en puissance des agences de
notation123.
Si les critiques sont nombreuses, elles ne remettent jamais en
cause l'existence même des agences de notation, considérées
comme indispensables et incontournables. Outre le caractère souvent
procyclique de leur analyse - c'est-à-dire leur tendance à suivre
les mouvements de panique du marché, c'est souvent l'absence de mise en
concurrence entre les agences elles-mêmes qui a été
critiquée. En effet, Standard and Poor's fait elle aussi partie d'un
marché, celui de la notation financière. Or, ce marché est
oligopolistique, dans la mesure où, suite à de nombreuses fusions
et acquisitions, Standard and Poor's, Fitch et Moody's détiennent 94% du
chiffre d'affaire mondial de l'industrie de la notation124. On parle
de Big Three. Il y a donc un décalage qui s'opère entre
ce que Standard and Poor's prône, à savoir un système
régi par la concurrence, et ce qu'elle s'applique. Cela explique en
partie la perte de légitimité et le sentiment grandissant de
défiance envers elle ; « Arrière ceux dont la bouche
souffle le chaud et le froid ! » disait La Fontaine125.
Sans aller jusque-là, la volonté de
réformer la structure du marché de la notation s'est fait sentir
chez les Etats et au sein de l'Union européenne ; certains y ont vu le
retour des Etats, la fin du paradigme néolibéral. Loin de
là, le règlement de l'Union européenne126,
adopté en mai 2011, s'inscrit un peu plus dans la raison
néolibérale puisque la volonté est affirmée
d'instaurer une meilleure concurrence entre les différentes agences.
Ainsi, la concurrence est encore vue comme un facteur de raison et
perçue comme remède le plus efficace. La réglementation
des agences de notation consiste donc à les ancrer elles aussi dans la
raison néolibérale, et non à rehausser le rôle de
l'Etat dans la notation (même si cette solution a été
évoquée). Ne serait-ce donc pas l'Etat qui,
120 Chavagneux (Christian), Le rôle ambigu des
agences de notation, Alternatives Economiques, La dette et ses
crises, op. cit., p. 47
121 Le Monde, Agences de notation : quelles réformes
proposent les candidats pour 2012 ?, 18 janvier 2012
122 Commission de l'Union européenne, La commission
veut des notations de crédit de meilleure qualité,
IP/11/1355, 15 novembre 2011
123 Fonds monétaire international, Global Financial
Stability Report, octobre 2010, Chapitre 3
124 Gaillard (Norbert), Les agences de notation, op.
cit., p. 11
125 La Fontaine (Jean), Le satyre et le passant, Livre
V, Fable VII, GF Flammarion, Paris, 2007, p. 169
126 PE et Cons., règl. (CE) n°513/2011, 11 mai
2011, modifiant le règlement (CE) n°1060/2009 sur les agences de
notation de crédit : JOUE n°L.145-30, 31 mai 2011
22
le premier, serait le plus enclin à développer
la raison néolibérale et ainsi à accorder à
Standard and Poor's, à l'instar des autres agences de notation, un
pouvoir important ? C'est ce qu'argue souvent cette dernière, se
considérant parfois comme victime de son propre succès. Or, on
l'a dit127, l'une des caractéristiques de la raison
néolibérale, c'est de « s'euphémiser au point de
sembler disparaitre »128. Cette constante
euphémisation est particulièrement présente dans les
discours des représentants de Standard and Poor's, tant et si bien
qu'ils regrettent eux-mêmes que tant d'attention et d'importance soit
portée à leur notation129. En effet, selon eux, «
les agences n'expriment qu'une opinion, la leur
»130.
Dans son principal guide sur la notation financière,
Standard and Poor's insiste sur le fait que ses opinions ne sont que des
recommandations, qu'elles ne sont pas analogues à un avis que
prodiguerait un docteur ou un avocat131. Si les agences de notation
parlent d'opinion, en anglais, il est toutefois remarquable qu'il ne
peut être traduit en français par le mot « opinion »,
mais plutôt par « avis financier » ou encore «
évaluation », « décision », puisque les juges
étasuniens rendent eux aussi des opinions132. Or,
les agences de notation se réfugient souvent derrière le premier
amendement de la Constitution des Etats-Unis, qui protège la
liberté d'expression telle qu'elle est reconnue pour les journalistes.
Il s'agit là encore d'un signe de la volonté
d'euphémisation de ce qu'elles sont et de ce qu'elles produisent. Il
faut par ailleurs noter que, si Standard and Poor's reconnaissait et acceptait
ouvertement le pouvoir dont elle jouit actuellement, cela la mènerait
certainement à sa perte.
Standard and Poor's participe, par l'instauration de
critères dits objectifs, à faire sortir les Etats de leurs
relations « passionnelles » et à les aligner sur le
modèle de l'entreprise, afin qu'ils n'entretiennent plus que des
relations fondées sur l'efficacité, la rentabilité. Cette
conception va de pair avec la mise en concurrence des Etats, perçus
comme acteurs d'un marché dont le but est d'emprunter au meilleur prix.
Les agences de notation ont pu, dans ce contexte, émerger et
s'élever au-dessus des Etats, et ainsi acquérir un pouvoir
parfois euphémisé et souvent décrié. Au-delà
de cette mise en concurrence systématique mais dans la même
optique de poursuite de l'efficacité et de la rentabilité,
Standard and Poor's la prône sortie du politique comme axiome de
fonctionnement (Chapitre 2).
127 Voir supra. Introduction, section 3.
128 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p.225
129 Les déclarations allant dans ce sens sont
nombreuses : « Notre influence va au-delà de ce que devrait
être notre rôle » : Sirou (Carole), 20 minutes, 14
janvier 2011 ; « un rôle totalement disproportionné
» : Dimitrijevic (Alexandra), Le Monde, 21 novembre 2011 ; «
Ces artisans du risque que sont les agences n'expriment qu'une opinion, la
leur. Elles font leur métier. Ne leur demandez pas d'en faire un autre
» : Bertin (Sarah), Huffington post, 23 janvier 2012 ; « Au
cours des dernières années, la législation
financière a donné une place prépondérante aux
notes des agences, ce que nous sommes les premiers à déplorer
aujourd'hui » : Six (Jean-Michel), in Ça vous
regarde, La Chaine Parlementaire, mis en ligne le 1er janvier
2012
130 Bertin (Sarah), Moi, J'ai été Experte Dans
Une Agence De Notation..., Huffington Post, 23 janvier 2012
131 Standard and Poor's, Guide to Credit Rating
Essentials, 2011
132 Gauvin (Alain), La responsabilité des agences
de notation, in Le bien commun, France culture, émission
du 16 février 2012
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