Le pouvoir de standard and poor's, illustration de la raison néolibérale( Télécharger le fichier original )par Elise Fraysse Université Lyon 2 Lumière - Master 1 2012 |
Chapitre 2. Standard and Poor's : la fuite du politique comme axiome de fonctionnementPour les néolibéraux, et notamment pour l'école du Public choice, la politique est perçue comme l'antonyme de l'efficacité. Dans le fonctionnement même de Standard and Poor's, apparait la nécessité d'en sortir, et surtout d'en faire sortir les Etats. C'est donc tant par son statut (Section 1) que par son activité (Section 2) que Standard and Poor's s'attèle à cette tâche. Section 1. Le statut de Standard and Poor's, facteur d'indépendance vis-à-vis du politiqueLa politique, c'est le royaume des idées, c'est la façon ancestrale de gouverner un Etat. Standard and Poor's s'inscrit en contrepied de cela non seulement du fait de sa nature même, en tant que société commerciale (Paragraphe 1) que par sa composition d'experts (Paragraphe 2). Paragraphe 1. De par sa nature : une société commercialeLa nature privée de Standard and Poor's est le point de départ d'un engrenage : en étant indépendante des Etats, il est plus aisé pour elle de s'émanciper du politique (A). Mais cette fuite de la politique, qui se transmet également aux Etats, accroit le désir chez ces derniers d' « indépendantiser » Standard and Poor's (B). A) L'indépendance de Standard and Poor's, facteur de fuite du politiqueL'entreprise est l'institution centrale de la raison néolibérale. Instituée par une personne privée, elle permet à cette dernière de poursuivre son intérêt ; le profit. Sur ce point, les néolibéraux ont repris les idées des libéraux, selon laquelle, à l'instar de Mandeville et de Smith, poursuivre son intérêt privé est la meilleure façon d'atteindre le bien public133. En effet, le monde étant inconnaissable, de même que le futur, il n'est pas possible qu'une institution centrale, un Etat, ne planifie à l'avance134. Chaque acteur de l'ordre spontané sait ce qu'il y a de mieux pour lui, et ainsi pour les autres. Standard and Poor's est une société commerciale, acquise en 1966 par une autre personne privée, The McGraw-Hill Companies, Inc., dont le capital est détenu par une vingtaine d'actionnaires, eux aussi privés. En 2010, le capital de cette dernière s'élève à 2,9 milliards de dollars. Le but fondamental de Standard and Poor's n'est rien d'autre qu'augmenter ses profits, comme toute entreprise, en remplissant sa fonction : publier ses analyses, ses opinions et ses notes. C'est en 133 Le Jalle (Eleonore), Hayek lecteur des philosophes de l'ordre spontané : Mandeville, Hume, Ferguson, Astérion, 2003, en ligne : < http://asterion.revues.org/17> 134 Hayek (Friedrich), L'erreur du socialisme, Entretien télévisé de F. Hayek avec John O'Sullivan (1985) ; en ligne : < http://www.youtube.com/watch?v=h5VFEzzd0eE> 24 cela que les dirigeants de Standard and Poor's affirment qu'ils ne font pas de politique135, car faire du profit, ce n'est pas faire de la politique - du moins pas encore. Puisque l'enjeu même de la politique néolibérale, c'est la « démultiplication de la forme « entreprise » à l'intérieur du corps social »136 en ce que celle-ci devient la « puissance informante de la société »137, Standard and Poor's n'a pu acquérir une telle légitimité dans le monde de la finance qu'en revêtant la forme d'une entreprise. Dans ce contexte global néolibéral, la fonction qu'assume Standard and Poor's ne pouvait être assumée par une entité publique ou plutôt, par une entité politique. C'est par son statut même, c'est-à-dire en ce qu'elle est née de l'initiative d'une personne privée, de l'idée d'un entrepreneur, qu'elle a pu connaitre une telle envolée. Standard and Poor's pourrait acquérir un statut public sans que cela ne contredise son immersion dans le paradigme néolibéral, mais son indépendance vis-à-vis du politique n'est pas négociable. Le néolibéralisme conduit en effet à scinder public et politique. Une agence de notation politique perdrait considérablement en crédibilité auprès des investisseurs138. En suivant Jean-Bernard Auby, on peut remarquer qu' « il y a dans les agences de notation quelque chose comme un au-delà des agences publiques de régulation »139 et ainsi les autorités administratives indépendantes (AAI). En effet, « dans les deux cas, l'économie ne fait confiance aux agences que si elles sont indépendantes. Dans le cas des agences de notation, cette confiance exige apparemment plus : leur mission d'intérêt public pourrait n'être correctement assurée qu'en dehors du cadre public ! »140. Les agences de notation sont donc nées, à l'instar des agences publiques de régulation, dans un sentiment de défiance vis-à-vis de la chose publique, de la chose politique. En effet, « le pouvoir politique, plus sensible à l'emploi qu'à l'inflation, est soumis aux règles du cycle politique, règles qui lui feront toujours choisir, en période électorale, la politique la plus populaire, même si elle est inadaptée »141. La défiance de l'Etat tient aussi, au-delà de cette absence de vision long-termiste, à l'accroissement de la dette publique, « qui a mis en évidence une inefficacité comptable et gestionnaire de l'État »142. Pour ces raisons, la régulation économique et financière veut se rendre étrangère à la démocratie politique143. Mais les agences de notation sont allées plus loin dans la fuite de la politique que les autorités publiques de régulation, pour la simple raison qu'elles sont de nature privées. Par son essence même, Standard and Poor's est indépendante de la politique, considérée comme inefficace. Si le statut privé de Standard and Poor's contribue nécessairement à la rendre, du moins en principe, étrangère à la politique, la globalisation de son action n'a fait que décupler cette tendance. D'une part, Standard and Poor's fait partie intégrante d'un ordre spontané144. En effet, elle n'est pas un acteur extérieur du marché obligataire, elle est le marché obligataire ; elle est née 135 Dimitrijevic (Alexandra), Les agences de notation ne font pas de la politique, Le Monde, 21 novembre 2011 136 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op. cit., p .154 137 Idem. 138 Chavagneux (Christian), Le rôle ambigu des agences de notation, Alternatives Economiques, La dette et ses crises, op. cit., p. 47 139 Auby (J-B), À propos des agences de notation, op. cit., p. 2 140 Idem. 141 Cohen (Elie), L'ordre économique mondial. Essai sur les autorités de régulation, Fayard, 2001, p. 175 142 Bacache-Beauvallet (Maya), Redéfinir les méthodes de gestion de l'État employeur et producteur, in Rencontres Aix, op. cit., p. 605 143 Lombard (Martine), Institutions de régulation économique et démocratie politique, AJDA 2005, p. 530 144 Voir supra. Chapitre 1, section 1, Paragraphe 1, B. 25 dedans, elle est née pour lui et avec lui. Puisqu'elle est au-dessus des acteurs du marché, ou du moins au même niveau qu'eux, qu'elle n'a pas en principe d'intérêt immédiat à favoriser tel ou tel Etat, dans la mesure où elle est en dehors des relations inter-nationales, Standard and Poor's a acquis une crédibilité et une légitimité nécessaire pour grandir au fil des années. D'autre part, c'est l'internationalisation des échanges et de la dette, c'est à dire la globalisation du monde, qui a conduit à ce que l'Etat soit à ce point « débordé et dépassé »145, qui a permis à Standard and Poor's de trouver sa place. En effet, « pensée pour fonctionner en économie fermée, la capacité de régulation des Etats-providences est remise en cause par l'internationalisation des échanges »146. Lorsque l'économie était fermée, c'est l'Etat qui était au-dessus des entreprises, qui était légitime pour les réglementer, puisqu'il était chargé de promouvoir l'intérêt général, et non satisfaire les intérêts privés. En particulier en France, où la conception de l'intérêt général est dite volontariste, en ce qu'elle n'est pas la somme des intérêts particuliers, mais l'expression de la volonté générale147, qu'elle est ainsi transcendante et non immanente, l'Etat seul pouvait en être en mesure de réguler, de réglementer. Mais la globalisation a modifié la donne et « le néolibéralisme procède à une sorte d'inversion de la poussée : l'énergie ne vient plus de l'institution, mais de l'entreprise, c'est-à-dire de la capacité de chacun à faire valoir ses intérêts »148. A présent, aucun Etat ne peut être au-dessus, ne peut superviser les autres puisque les Etats sont dorénavant acteurs ; ils sont ce qu'étaient les entreprises à l'heure où les Etats vivaient en autarcie - ou presque. Si l'Etat assurait sa suprématie par le biais de la politique, les entreprises l'assurent par le marché. Elles ne font que poursuivre leur intérêt privé et enclenchent ainsi un processus de sortie du politique. Ce n'est pas parce que Standard and Poor's n'est censée poursuivre que son intérêt privé que son pouvoir planétaire doit être sous-estimé. Elle détient en effet un certain pouvoir de régulation puisqu'elle instaure « des mécanismes qui établissent et maintiennent sur certains secteurs des équilibres à long terme »149, dans le cadre du marché obligataire. Par son pouvoir d'orienter les investisseurs, on peut dire que Standard and Poor's est investie d'un rôle de régulation, comprise comme « remède aux déficiences de la hiérarchie »150 et de la politique. Si c'est à elle de réguler, c'est parce qu'elle est le mieux placée pour le faire, dans la mesure où elle est le marché, que son avis n'est pas biaisé par les idéologies politiques. Le statut privé et international de Standard and Poor's lui a donc permis d'échapper aux préoccupations politiques, ou du moins d'y prétendre et que les Etats y croient. La question fondamentale est néanmoins celle de savoir si cette conception de la régulation s'est propagée à l'Etat et le cas échéant, de savoir comment cela se manifeste. 145 Chevallier (Jacques), L'Etat nation face à la mondialisation, Regards sur l'actualité, sept-oct. 1997, p.7-15, cité dans Valentin (V.), Les conceptions néo-libérales du droit, op. cit., p. 244 146 Valentin (V.), Les conceptions néolibérales du droit, op. cit., p. 244 147 Conseil d'Etat, Réflexions sur l'intérêt général, Rapport public 1999 148 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit., p. 24 149 Frison-Roche (Marie-Anne), Les 100 mots de la régulation, P.U.F., Que sais-je ?, 2011, p. 3 150 Timsit (Gérard), La régulation, Revue française d'administration publique, 1/2004, n°109, p. 10 26 |
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