B) La fuite du politique, facteur d'un désir
d'indépendance
La nature privée de Standard and Poor's lui a
conféré une certaine légitimité (elle se situait
dans le marché), ainsi qu'une certaine indépendance
vis-à-vis des Etats. La question est de savoir si ce mode de
fonctionnement a eu une influence sur les Etats eux-mêmes. Ceux-ci,
encore loin d'être gouvernés uniquement par le profit, se
gouvernent traditionnellement par la politique. Or, la raison
néolibérale, en fondant la société sur la
liberté individuelle, et non plus sur la discussion collective ou
l'intérêt général, est « une philosophie
politique de la sortie du politique »151. Pour les
néolibéraux, la politique ne fait que biaiser les choix qui
devraient être régis par l'utilité, l'efficacité.
L'Etat ne recule pas nécessairement ; il doit être
épuré de la politique, c'est-à-dire que la capacité
de commandement du politique doit être réduite152.
En revêtant le statut de société
commerciale, Standard and Poor's, hors des Etats, est également hors de
la politique. Les agences de notation ne font pas de politique en notant les
Etats ; elles font plus que cela : elles incitent ces derniers à
s'émanciper de la politique, mode traditionnel de gouvernement. Elles
participent donc à ce processus de modification de l'identité de
l'Etat, qui ne faisait qu'un avec la politique, en les encourageant, on l'a
dit, à modifier ses lois, ses comportements afin de gouverner selon des
principes d'efficacité, d'efficience et d'utilité. En
dépossédant l'Etat de la production d'un bien public qu'est la
notation et la fixation des taux d'intérêt, Standard and Poor's
participe à changer la nature même de l'Etat : d'un Etat
politique, il devient un Etat administratif153. « L'Etat
est certes présent mais dépolitisé
»154. Ainsi, elle inculque la sortie du politique
puisqu'elle considère l'Etat comme une entreprise, en prônant
politique du résultat, et en lui demandant de respecter un pourcentage
donné de croissance et de limiter l'accroissement de sa
dette155. S'il y a là certainement un signe que Standard and
Poor's influence la politique économique dans un objectif
néolibéral, ce n'est toutefois pas le pan le plus important et le
plus révélateur.
La plus grande influence de la signature
néolibérale est celle qui se fait le plus discrète.
Standard and Poor's contribue indirectement à modifier le comportement
de l'Etat et de ses dirigeants, sans que personne ne s'en aperçoivent,
pas même ces derniers. Il existe une illustration de cela dans la
réaction des dirigeants face au mode de rémunération de
Standard and Poor's : ce dont les Etats se plaignent, majoritairement, ce n'est
pas que Standard and Poor's s'immisce dans leur politique, mais c'est qu'elle
n'est pas assez indépendante, qu'elle est en proie aux conflits
d'intérêts.
En effet, Standard and Poor's est principalement
rémunérée selon le principe de l'émetteur-payeur.
Selon ce principe, ce sont les entités qui payent Standard and Poor's
pour que celle-ci leur attribue un rating. En d'autres termes, c'est
l'émetteur d'obligations, c'est-à-dire celui qui cherche à
financer une partie de sa dette, qui devra payer Standard and Poor's pour que
celle-ci lui attribue une note, disponible pour les investisseurs potentiels.
Il y a donc un risque non-négligeable156 ;
151 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 24
152 Valentin (V.), Les conceptions néolibérales
du droit, op. cit., p. 236
153 Lombard (Martine), Institutions de régulation
économique et démocratie politique, op. cit., p. 530 ;
Zoller (Elisabeth), Les agences fédérales américaines,
la régulation et la démocratie, RFDA 2004, p. 757
154 Valentin (V.), Les conceptions néolibérales
du droit, op. cit., p. 242
155 Standard and Poor's, Communiqué de presse :
République française : note non-sollicitée à long
terme abaissée à « AA+ » ; la perspective est «
négative », 13 janvier 2012
156 Standard and Poor's, Guide to Credit Rating
Essentials - What are credit ratings and how do they
work?, 2011, p. 9
27
Standard and Poor's peut être amenée à
adapter ses analyses en fonction de la rémunération attendue.
Cette préoccupation est majeure pour les auteurs qui traitent de la
notation financière, les spécialistes, les institutions
internationales et surtout les politiques157. Ainsi, l'Etat a
réussi à endogénéiser le fait qu'il devait se
conduire à la façon d'une entreprise : ce qui l'importune le
plus, ce n'est pas de perdre sa capacité de gouverner par la politique,
mais d'être soumis à une agence dont l'impartialité fait
défaut. Une entreprise pourrait formuler la même critique - elles
le font d'ailleurs - alors qu'elle ne pourrait jamais reprocher à
Standard and Poor's le fait qu'elle lui aliène ses choix politiques.
Si la mission première de Standard and Poor's, en tant
que société commerciale, est de multiplier ses revenus, elle a
toutefois tendance à devenir plus que cela. En effet, elle
détient aujourd'hui une place importante, qui dépasse celle
traditionnellement assumée par une entreprise. Ainsi, c'est quasiment
une mission d'intérêt général qui revient à
Standard and Poor's, celle-ci s'ajoutant à sa mission privée
qu'est de faire du profit. En effet, ses ratings sont
considérés comme des éléments indispensables pour
déterminer les taux d'intérêt qui s'attacheront à
l'emprunt opéré. Pour les Etats, cette dernière mission
doit s'opérer de façon objective ; elle ne doit pas être
biaisée par l'appât du gain. Ainsi, dans un certain sens, les
Etats veulent, en réduisant les risques de conflits
d'intérêts, reléguer sa mission de maximisation des profits
au second plan, et mettre en valeur sa mission « publique ».
Peut-être est-ce là une façon timide de publiciser quelque
peu l'action de Standard and Poor's.
Si nul ne peut servir deux maitres à la fois sous peine
de perdre toute sa crédibilité et sa légitimité,
Standard and Poor's a donc dû choisir entre poursuivre au mieux sa
mission d'entreprise ou poursuivre sa mission dite « publique ».
Remplacer de telles agences par des agences publiques, sans pour autant
être sous le joug de la politique, aurait conduit à aller un peu
plus loin encore dans le paradigme néolibéral. Mais les agences
de notation demeurent - du moins pour l'instant - des entités
privées, qui toutefois exercent, presque spontanément, d'une
mission de production de biens publics. Standard and Poor's ne s'inscrit pas
totalement dans le paradigme néolibéral dans la mesure où
les avis qu'elle rend ne le sont pas au nom de l'Etat. Pour autant, il semble
que les nouvelles réglementations initiées par les Etats aillent
en ce sens158.
|