B) La mise en concurrence des droits, facteur
d'influence des législations internes
Standard and Poor's, par son action, a contribué
à mettre les droits des Etats en concurrence. En faisant cela, elle
contribue également à diffuser un certain modèle de
législation puisque, quand elle décide par exemple d'abaisser la
note d'un Etat, elle le motive en indiquant les pans de la législation
nationale qui sont propres à avoir un effet négatif sur sa
solvabilité. Or, l'économie n'est pas une science exacte, et
l'économie de marché n'est pas omnisciente, infaillible de sorte
que, quand Standard and Poor's prodigue des conseils aux Etats pour se
réapproprier un bon rating, elle contribue à diffuser le
modèle néolibéral.
Il semble que Standard and Poor's influence de deux
façons le droit national. D'une part, elle influence le
législateur dans ses choix. Comme le note Bertrand du Marais, «
elles [les agences de notation] agissent comme prescripteur indirect, non pas
des instruments juridiques utilisés par les acteurs du marché -
elles ne recommandent pas tel ou tel montage - mais du choix des instruments
utilisés, voire des évolutions du droit positif lui-même
»98. Cette façon de réglementer
indirectement est particulièrement révélatrice de la
raison néolibérale. Ce n'est plus la punition ; c'est la
régulation. Lorsque Standard and Poor's a dégradé la note
de la France, le 13 janvier 2012, elle l'a justifié entre autres «
par un endettement public relativement élevé » -
soit - mais également « par les rigidités du
marché du travail »99. Il y a là un exemple
de l'ingérence de Standard and Poor's dans les droits nationaux. Dans ce
contexte, peut-être ne faut-il pas voir comme un hasard l'annonce de
réformes pour « sortir de la crise »100 le
15 janvier 2012, soit deux jours plus tard, par Nicolas Sarkozy, alors
Président de la République. Lors de son allocution, il sera entre
autres question de la réforme du temps de travail, et de la TVA sociale,
c'est-à-dire de mesures tendant à flexibiliser le marché
du travail.
De façon plus prononcée, il semblerait, selon
Bertrand du Marais, que les agences de notation jouent un rôle clé
dans la modification de nos pratiques juridiques, notamment pour ce qui
concerne la réglementation bancaire. C'est ainsi que, suite aux
pressions des agences pour modifier l'article 52 de la loi bancaire - qui
instaurait un mécanisme de responsabilité des
établissements bancaires selon elles inefficaces, le législateur
a suivi ces recommandations par une loi du 25 juin 1999101. De
même, il semblerait que les agences de notation, et ainsi Standard and
Poor's, préfèrent largement le droit de common law et,
dans les pays de civil law, les règles écrites et non
jurisprudentielles, même si celles-ci sont bien
établies102. Elles influencent les droits nationaux en ce
sens103, car cela permet une meilleure prévisibilité,
une meilleure sécurité juridique et ainsi l'optimisation des
échanges et des profits.
98 Du Marais (Bertrand) (Dir.), Agences de
notation, immobilier et contrats publics. Contribution sur
l'attractivité économique du droit, La documentation
française, coll. Perspectives sur la justice, 2007, p. 55
99 Standard and Poor's, Communiqué de
presse : République française : note non-sollicitée
à long terme abaissée à « AA+ » ; la perspective
est « négative », 13 janvier 2012
100 Le Monde avec AFP, Sarkozy parlera aux Français
« à la fin du mois » pour présenter ses
réformes, Le Monde, 15 janvier 2012
101 Du marais (B.), Agences de notation, immobilier et
contrats publics, op. cit., p. 56
102 Ibid., p. 68
103 Ibid., p. 61 s. : Bertrand Du Marais fait
état d'une réforme opérée par le législateur
français afin de consacrer légalement une règle
jurisprudentielle, suite aux pressions des agences de notation. Il s'agissait
plus exactement d'une réforme sur le compte à affectation
spéciale dans les opérations de titrisation française.
18
D'autre part, Standard and Poor's prend parfois la place du
législateur pour réglementer des domaines dont il s'est dessaisi
ou dont il a été dépossédé. On touche
là au coeur du droit public, comme le note Jean-Bernard Auby, puisque
« leurs ratings servent de référence à
diverses réglementations financières à caractère
prudentiel »104, si bien qu'elles sont «
coauteurs des certaines normes de la réglementation
financière »105. Or, sous l'ère de la
souveraineté, c'est seul l'Etat qui était chargé de
produire du droit, si bien qu'il existait une identité entre Droit et
Etat. Avec l'avènement de la raison néolibérale,
même si l'Etat est encore chargé d'édicter des
règles du jeu106, il n'est plus le seul à le faire,
notamment quand il apparait qu'il n'est pas le mieux placé.
Les accords Bâle II, qui posent des règles
prudentielles internationales, offrent l'illustration la plus frappante de
cela. En effet, ces accords, édictés par le Comité de
Bâle, qui regroupe les gouverneurs des grandes banques centrales, placent
les agences de notation au coeur du dispositif. C'est ainsi que ces
règles « imposent, par exemple, aux établissements
bancaires de posséder une certaine proportion de titres notés
au-dessus d'un certain niveau, ou, à l'inverse, leur interdisent de
posséder plus d'une certaine proportion de titres notés
au-dessous d'un certain niveau »107.
Ainsi, Standard and Poor's acquiert un nouveau rôle,
au-delà de celui, initial, d'attribuer des ratings : elle
contribue à réguler les marchés de façon beaucoup
plus directe. Si elle est parvenue à cela, c'est qu'elle a
profité de l'incompétence supposée de l'Etat en la
matière. Le rôle de l'Etat se cantonne dorénavant à
relayer sur son territoire les règles prudentielles établies par
le Comité de Bâle ; c'est en cela que, dans un sens, les agences
de notation deviennent sources du droit, de façon indirecte. Ceci est
particulièrement révélateur de la raison
néolibérale, dans laquelle le pouvoir « n'est plus
seulement la volonté souveraine, mais il se fait par méthode
oblique, par législation indirecte destinée à conduire les
intérêts »108.
En notant les Etats, Standard and Poor's a contribué
à mettre les droits en concurrence, tout cela en inculquant, de
façon discrète, une certaine raison. Elle a ainsi pu
acquérir une certaine prééminence, en les orientant dans
les réformes à opérer pour obtenir une meilleure note. La
mise en concurrence des droits lui a donc permis d'acquérir une
influence sur les législations internes. Tel un professeur, qui attribue
une note, pour évaluer si l'élève sait répondre aux
attentes qu'il a formulées, Standard and Poor's attribue des notes pour
évaluer si les Etats savent reproduire ce qu'elle leur apprend, à
savoir la raison néolibérale.
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