Section 2. La mise en concurrence, moyen de diffusion
de la raison néolibérale
L'action de Standard and Poor's et sa perception des
différents acteurs du monde, qui peuvent et doivent être
comparables, et ainsi mis en concurrence, en dépit de leurs
spécificités, a entrainé un processus quasi-infini qui
tend à élargir la concurrence à tous les secteurs, et
ainsi à faire prévaloir la raison néolibérale.
C'est ainsi que Standard and Poor's étend le principe de mise en
concurrence tant aux droits (Paragraphe 1) qu'aux Etats eux-mêmes dans le
cadre de leurs relations internationales (Paragraphe 2).
Paragraphe 1. L'extension de la mise en concurrence aux
droits
Par son activité, Standard and Poor's a une influence
sur le fonctionnement sur les Etats et ainsi, sur leur Droit. Passivement,
Standard and Poor's contribue à objectiver les différents droits,
puisque tous sont comparable (A) mais elle joue également un rôle
plus actif en influençant directement ces mêmes droits (B).
A) La mise en concurrence des droits, produit de
l'objectivisation de l'attractivité financière
L'objectif de Standard and Poor's est de mettre à la
disposition des investisseurs des notes reflétant la solvabilité
des émetteurs d'obligations sur le marché obligataire. Elle
tient
85 Dardot (P.), La nouvelle raison du monde, op.
cit., p. 355
86 Ibid., p. 356
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particulièrement à ce que l'échelle des
notes soit la même d'un secteur à un autre87, de sorte
que l'attribution d'un « AA+ », par exemple, reflète la
même réalité de solvabilité, qu'il s'agisse d'un
Etat, d'une banque ou d'une entreprise. Au-delà de la concurrence qui
s'instaure entre les Etats et les entreprises, une concurrence se renforce
également entre les différents Etats présents sur le
marché obligataire, notamment par le biais de leur Droit respectif. De
fait, les Etats entrent en rivalité, en poursuivant un même but :
obtenir la meilleure note, afin d'emprunter au meilleur prix,
c'est-à-dire avec les taux d'intérêt les plus faibles.
Cela est particulièrement révélateur du
déplacement qui caractérise le néolibéralisme,
celui « qui irait de l'échange à la concurrence
»88. Avec Standard and Poor's, qui contribue à la
rationalisation du marché obligataire, il ne s'agit plus de
s'échanger des obligations entre acteurs du marché, il s'agit
pour ces derniers d'entrer en concurrence entre eux, afin d'être meilleur
que les autres, c'est-à-dire d'obtenir une meilleure note. Les Etats
acceptent d'être notés sur la façon dont ils gouvernent,
car une partie de leur destin - et de celui de ses citoyens - est en jeu,
à travers la dette. Les Droits des Etats doivent pouvoir être
comparés sur la base de critères communs et poursuivre un
objectif d'efficacité. En cela, on peut dire que Standard and Poor's
contribue à mettre les droits en concurrence.
Le rating final publié par Standard and Poor's
pour chaque Etat est le produit de cinq notes : une note politique, une note
économique, une note extérieure, une note budgétaire et
une note monétaire. Les deux premières notes sont
regroupées afin de dresser le profil économique et politique de
l'Etat en question, alors que les trois dernières (extérieure,
budgétaire, monétaire) sont regroupées afin
d'évaluer la performance et les capacités d'adaptation de l'Etat
en question. C'est la confrontation du profil économique avec la
performance de l'Etat qui aboutit au fameux rating, qui prend la forme
d'une note, pouvant aller de « D » (défaut) à «
AAA ».
Dans le cadre de notre étude, c'est la note politique,
qui entraine un examen bien plus qualitatif que quantitatif, qui revêt le
plus d'intérêt. Les autres notes se fondent en effet sur des
critères techniques, d'ordre quantitatif. La note politique est
davantage liée au coeur même de l'Etat. Car si Standard and Poor's
répète sans cesse qu' « il n'existe pas de
corrélation entre les notes attribuées et la nature du
système politique en vigueur »89, il est toutefois
indéniable que les critères touchent au coeur de l'action
publique.
Sans énumérer l'ensemble des critères
utilisés par Standard and Poor's, il est toutefois notable que le champ
lexical du néolibéralisme est particulièrement
présent. Il est d'ailleurs consolidé par le fait que Standard and
Poor's, pour élaborer sa notation, a recours entre autres au rapport
Doing business, élaboré par la Banque mondiale. Ce rapport
compare « les réglementations qui facilitent la pratique des
affaires et celles qui l'entravent »90. Avant tout
destiné aux entrepreneurs, homo oeconomicus, il permet à
ceux-ci de choisir l'Etat où la réglementation est la plus
propice à la maximisation de ses profits, dans un contexte de
sécurité juridique et de transparence. La démarche
entreprise par le rapport Doing business est donc similaire à
celle entreprise par Standard and Poor's puisqu'elle propose de mettre en
concurrence les différents Etats et leur réglementation, en
étant tournée vers l'entrepreneur.
87 Voir supra. Chapitre 1, section 1,
Paragraphe 2, B)
88 Foucault (M.), Naissance de la
biopolitique, op. cit., p.121
89 Standard and Poor's, Sovereign Government
Rating Methodology And Assumptions, 30 juin 2011, p.10
90 Banque mondiale, Doing business 2012 :
Entreprendre dans un monde plus transparent, 2011
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Outre les notions de sécurité et de
prévisibilité juridiques, de transparence, qui sont des termes
éminemment néolibéraux, dans la mesure où ils
visent à optimiser la concurrence entre les acteurs et ainsi à
maximiser les richesses des entrepreneurs, la méthodologie de Standard
and Poor's fait référence à un terme que Foucault avait
déjà relevé comme étant caractéristique de
la raison néolibérale ; l'enforcement. En effet,
Standard and Poor's examine l' « enforcement objectif des contrats
»91. Dans son cours sur la Naissance de la Biopolitique,
Michel Foucault faisait pour sa part référence à
l'enforcement of law, qui se distingue de la law, et qui
revêt « l'ensemble des instruments mis en oeuvre pour donner
[...j à la loi une réalité sociale, politique
»92. L'enforcement of law traduit la capacité des
Etats de limiter les externalités négatives de certains
actes93. L'enforcement c'est dès lors savoir
concrètement optimiser le rendement de la loi, son efficacité,
voire son efficience. Chez Standard and Poor's, il semblerait que le
néolibéralisme soit encore plus présent dans la mesure
où il ne s'agit même plus de l'enforcement de la loi,
mais bien celui du contrat. Or, le contrat est particulièrement
révélateur de la raison néolibéralisme, en ce qu'il
gomme tout unilatéralisme.
Par ailleurs, la volonté de Standard and Poor's
d'objectiviser, ou de critériser des choses qui ne le
sont pas, est particulièrement présente. Cela peut être
compris comme la manifestation d'une volonté de rendre le transcendant
immanent, c'est-à-dire de donner une réalité statistique,
palpable et ainsi utile, à un comportement impalpable, à l'instar
de la souveraineté, et ce afin de pouvoir mieux comparer les acteurs du
marché et les mettre en concurrence. C'est ainsi que pour calculer la
note politique d'un Etat, Standard and Poor's se réfèrera
à « l'effectivité, la stabilité et la
prévisibilité des politiques étatiques
»94, en examinant entre autres l' «
habilité et la volonté d'un Etat à mettre en oeuvre
des réformes pour relever les défis budgétaires, comme le
système de santé »95. Elle n'examine donc
pas seulement la capacité d'un Etat à rembourser son
créancier, mais aussi sa volonté (willingness) de le
faire.
Cette mise en concurrence des droits, et leur perception comme
étant dédiés à l'entrepreneur modifie la conception
du Droit dans son ensemble. Le droit est ainsi instrumentalisé ; il
n'est plus vu comme l'expression de la volonté générale
d'une nation, mais comme un outil permettant à un entrepreneur de
maximiser son profit. On parle alors de forum shopping96
puisque c'est le consommateur du droit qui devient l'arbitre ultime. S'agissant
du marché obligataire, l'Etat, émetteur d'obligations, est mis en
concurrence avec les autres ; l'entrepreneur les compare, à l'aide de la
notation émise par Standard and Poor's, et fait son choix. On l'a
déjà dit, ce choix est crucial pour l'Etat, en raison de ce que
représente la dette publique ; c'est son destin et celui de ses citoyens
que l'entrepreneur a dans les mains. Standard and Poor's contribue donc
à faire émerger un marché de normes, à l'instar de
la Banque mondiale et de son rapport Doing business et à
réduire l'Etat à un prestataire de normes, un « diseur
de droit »97.
91 Standard and Poor's, Sovereign Government
Rating Methodology And Assumptions, 30 juin 2011, p. 13
92 Foucault (M.), Naissance de la
biopolitique, op. cit., p. 259
93 Foucault (M.), Naissance de la
biopolitique, op. cit., p. 258
94 Standard and Poor's, Sovereign Government
Rating Methodology And Assumptions, 30 juin 2011, p. 13
95 Idem.
96 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op.
cit., p. 174
97 Valentin (V.), Les conceptions
néolibérales du droit, op. cit., p. 245
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