B) La reprise du Code par les entités publiques
: la marche vers un « Etat de droit économique »203
La crise économique et financière que nous
traversons actuellement a mis les agences de notation, et notamment Standard
and Poor's, sur le devant de la scène. Elles ont fait l'objet de
nombreuses critiques, souvent justifiées, notamment de la part
d'entités que l'on pensait « complices », comme le FMI, la
Banque mondiale ou l'Union européenne. On leur a reproché de ne
pas avoir
198 Idem.
199 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 58
200 Idem.
201 Ibid., p. 59
202 Dardot (P.), La nouvelle raison du monde, op. cit.,
p. 396
203 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op.
cit., p. 177
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alerté le marché sur la santé
financière parfois chaotique de certains acteurs du marché.
Ainsi, par un règlement en date du 16 septembre 2009
élaboré conjointement par le Parlement européen et le
Conseil de l'Union européenne204, les agences de notation ont
fait l'objet d'un encadrement. Beaucoup y ont vu un signe annonciateur de la
chute du néolibéralisme, en ce que ces sentinelles des
marchés financiers allaient enfin être réglementées.
Si c'est en effet cette constatation qui nous apparait en première vue,
il semblerait en réalité que ce soit tout le contraire.
Le néolibéralisme n'est pas synonyme de recul de
l'Etat. On l'a dit, l'Etat n'intervient pas moins, il intervient autrement.
Ainsi, l'intervention publique n'est pas nécessairement le signe d'un
déclin du paradigme néolibéral. Pour les auteurs Colson et
Idoux, les agences de notation suivent le principe de co-régulation, qui
repose sur « la recherche d'un partage optimisé du savoir-faire
et de la légitimité de chacune de parties prenantes
»205, publiques et privées. MM. Dardot et Laval,
quant à eux, parlent de « coproduction publique-privée
des normes internationales »206. En effet, par le
règlement européen susvisé, le Parlement européen
et le Conseil n'ont pour la majeure partie fait que reprendre les principes qui
avaient été énoncées par l'OICV 6 ans plus
tôt. Il pose ainsi le principe d'impartialité des analystes,
reprend les règles concernant la prévention des conflits
d'intérêts (article 6), la compétence des membres (article
7), la qualité et la transparence de la notation (articles 8 et
10)...
Selon ce règlement, les agences de notation doivent
également faire l'objet d'une certification et d'un enregistrement pour
exercer leurs activités au sein de l'Union européenne.
Au-delà du fait que cette nouvelle contrainte - si c'en est une - n'aura
pas de grande incidence sur les plus grandes agences telles que Standard and
Poor's, il faut remarquer que l'activité même de celles-ci n'est
absolument pas concernée par le règlement. La question de la
pertinence des critères mis en oeuvre n'est par exemple jamais
évoquée. Ainsi, ce que le règlement de l'Union
européenne fait, c'est de fixer un cadre pour que les acteurs de la
finance exercent leurs fonctions ; elle ne fait que donner les règles du
jeu207.
Cette hybridation des règles internationales montre
bien que les règles édictées par l'Etat,
c'est-à-dire publiques, ne sont plus l'expression d'une volonté
transcendante et politique, puisqu'une entité privée peut
être à leur origine. Si l'Union européenne n'a fait que
reprendre le Code de conduite de Standard and Poor's, entre autres, il
s'agissait peut être de leur donner plus de force, mais leur contenu est
resté le même : les professionnels eux-mêmes sont mieux
placés pour édicter les règles qui les concernent, qui
seront les plus efficaces et porteuses du moins d'externalités
négatives possibles. Ainsi, l'Etat suit le marché et la
première victime, c'est la politique. On assiste ainsi à une
certaine dépolitisation du droit208. Le droit ne doit plus
être l'expression d'une volonté ou être à la
recherche d'une certaine finalité ; il doit laisser les acteurs «
jouer » au sein du cadre qu'il a contribué à dessiner.
L'Etat est donc réduit à un rôle d'incitateur, qui «
organise l'auto-organisation de la société
»209.
204 PE et Cons. UE, règl. (CE) n°1060/2009,16
septembre 2009, sur les agences de notation de crédit : JOUE
n°L.302, 17 nov. 2009.
205 Colson (Jean-Philippe) et Idoux (Pascale), Droit
public économique, Lextenso éditions, L.G.D.J., 5ème
ed., 2010, p. 644
206 Dardot (P.), La nouvelle raison du monde, op. cit.,
p. 359
207 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op.
cit., p. 179
208 Valentin (V.), Les conceptions néolibérales
du droit, op. cit., p. 240
209 Ibid., p. 249
En adoptant de telles règles, l'Union européenne
n'a pas fait de Standard and Poor's son ennemie ; elle l'a plutôt
confortée à sa place. Elle a intégré à un
échelon de légitimité supérieure - quoique pas
optimal - les règles que Standard and Poor's avait elle-même
édicté, avec l'OICV. Le règlement du 16 septembre 2009 est
donc un exemple d'une réglementation néolibérale, qui
associe public et privé afin d'amenuiser les conflits potentiels et qui
annihile ainsi le rôle de la politique. Fondamentalement, c'est donc
l'Etat qui se transforme ; on parle, avec Foucault, d'« Etat de droit
économique »210, ce qui signifie que l'intervention
de l'Etat dans l'ordre économique n'est permise que si celle-ci «
prend la forme de l'introduction de principes formels
»211. La loi formelle, qui présuppose que l'Etat
doit être aveugle à tout processus économique, n'est pas
une « décision qui est prise par quelqu'un pour quelqu'un
d'autre »212. Il semble qu'il n'y ait pas de mots plus
justes pour décrire, comprendre et théoriser le règlement
de l'Union européenne susvisé : l'Union européenne,
groupement d'Etats, s'est fait le relai de règles édictées
par Standard and Poor's, règles qui s'appliqueront aux mêmes Etats
et qui, vides de substance, se contentent de dessiner un cadre dans lequel les
acteurs du marché obligataire seront plus libres d'interagir. L'Etat
souverain et politique devient donc un Etat de droit économique.
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210 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op.
cit., p. 177
211 Idem.
212 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op.
cit., p. 178
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