Conclusion
« Sur la dialectique public-privé dans la
production des biens publics aujourd'hui, on peut difficilement rêver
meilleur sujet de méditation ! »213 s'exclamait
Jean-Bernard Auby à propos des agences de notation financière. En
effet, les agences de notation, et notamment Standard and Poor's, contribuent
à bousculer les frontières, tant physiques que conceptuelles, du
monde que l'on connaissait sous l'empire de la souveraineté.
Standard and Poor's contribue indubitablement à forger
un peu plus la raison néolibérale : elle en est tant le fruit que
celle qui le nourrit. Elle prône donc d'une part la concurrence comme
axiome de pensée. Ainsi, soutenue par le processus de globalisation,
Standard and Poor's a gommé les spécificités des
différents acteurs du monde (et notamment des Etats) afin que tous
soient mis en concurrence : les Etats entre eux, les Etats avec les
entreprises... Mettre différentes entités en concurrence a eu
pour conséquence de placer Standard and Poor's dans une relative
situation de prééminence par rapport à ceux-ci, si bien
qu'elle a pu, en contribuant à l'objectivisation des relations
internationales et à la mise en concurrence des droits, exercer une
influence positive sur ceux-ci. Ainsi, si cette mise en concurrence est le
fruit du néolibéralisme de Standard and Poor's, elle permet aussi
à celui-ci de se renforcer.
Dans le même but d'efficacité, Standard and
Poor's instaure d'autre part la fuite du politique - idéologisée
et inefficace - comme axiome de fonctionnement. En tant que
société privée composée uniquement d'experts,
Standard and Poor's est par essence apolitique ; ce mouvement de
dépolitisation ayant été transmis aux Etats. Son
émancipation de la politique se retrouve également dans la
façon qu'elle a de réguler le marché obligataire, par la
technique de notation qui s'attache à évincer tout commandement
unilatéral et à anticiper un éventuel conflit, quel qu'il
soit. Par ailleurs, si pendant longtemps le fonctionnement de Standard and
Poor's n'était pas réglementé, on a assisté ces
dernières années à un basculement de
l'autorégulation vers la corégulation, ce qui n'est toutefois pas
le signe d'un abandon du néolibéralisme.
Même si l'ancrage de Standard and Poor's dans le
néolibéralisme n'est pas parfait - il ne le sera jamais, il est
indéniable. La portée la plus significative de son action se
trouve dans le fait que Standard and Poor's réussit à influencer
le comportement des Etats. C'est avant tout le pouvoir de Standard and Poor's
qui s'inscrit dans la raison néolibérale. En cela, Standard and
Poor's contribue à dissocier pouvoir et démocratie, couple qui
présidait dans les Etats occidentaux. Elle détient un certain
pouvoir sans être démocratique, en substituant le « demos
» par le « marché » et tend à faire adopter la
même stratégie à l'Etat. D'un gouvernement du peuple, par
le peuple, pour le peuple, Standard and Poor's désire s'orienter vers un
gouvernement du marché, par le marché, pour le marché.
Nous n'en sommes pas encore là et il existe des
solutions pour réinjecter de la démocratie, c'est-à-dire
du politique dans nos sociétés. L'avantage, si l'on peut dire, de
Standard and Poor's, est que son pouvoir, sa raison néolibérale,
a été décelée. C'est en ce sens, paradoxalement,
qu'elle ne s'inscrit pas totalement dans le néolibéralisme. Sa
lacune démocratique a été perçue au grand jour, et
c'est ainsi qu'elle pourra être résorbée, même si
aucun pas n'a pour l'instant été fait en ce sens.
213 Auby (J-B), À propos des agences de notation,
op. cit., p. 2
Si Standard and Poor's a réussi à détenir
un tel pouvoir, c'est que les détenteurs initiaux de celui-ci y ont
consenti. Les Etats ont en quelque sorte permis à ce que Standard and
Poor's acquière tant d'importance sur la scène internationale, en
lui reconnaissant une légitimité et une raison sur les
marchés financiers. Sentinelle des marchés financiers, Standard
and Poor's a été considérée comme porteuse de la
vérité puisque le marché était
considéré comme une science exacte, où les choix
politiques n'avaient pas leur place. Le pouvoir n'est plus dès lors que
la raison ne l'accompagne plus. Le pouvoir sans la raison devient arbitraire,
il n'est plus que force et ne survit pas ; l'Histoire l'a
démontré. En effet, « nous ne reconnaissons le pouvoir
que s'il se réfère à un sens auquel nous adhérons
»214. Tant que les Etats continuent de croire que Standard
and Poor's ne reflète que la raison du marché et la raison du
monde, son pouvoir ne déchantera pas.
Rappelons alors comment le Rabbi Loew réussit à
anéantir son Golem, statue de glaise portant l'inscription EMETH («
vérité » en hébreu) sur le front. Bien
qu'émergeant de la volonté de ce dernier, elle lui échappa
et s'émancipa de la raison et de la vérité, ravagea tout
Prague. Usant d'un subterfuge, le Rabbi demanda au Golem de refaire ses lacets,
et lui effaça la première lettre inscrite sur son front : EMETH
devenait METH (« mort » en hébreu). Le monstre s'effondra.
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214 Supiot (Alain), Homo juridicus. Essai sur la fonction
anthropologique du droit, op. cit., p. 223
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