B) L'anticipation du conflit, moyen de fuite de la
politique
Standard and Poor's, en relayant et en nourrissant la raison
néolibérale, contribue, on l'a dit, à aligner l'Etat sur
le modèle de l'entreprise. Or, « l'entreprise a horreur du
conflit »187 car celui-ci nuit à la fonction
intégratrice du marché et surtout à l'objectif de
maximisation des profits. En effet, si conflit il y a, les échanges s'en
verront nécessairement réduits et orientés non pas selon
l'utilité, mais selon l'idéologie ou la politique. Dans le
domaine qui est le sien, Standard and Poor's s'attèle donc à la
lourde tâche d'anticipation des conflits et de promotion d'une certaine
sécurité. La sécurité est en effet « au
coeur de la raison néolibérale » en ce qu'elle tend
à « assurer la régularité d'un processus et donc
de permettre d'anticiper l'action de certaines personnes et de se
prémunir contre le trouble que d'autres pourraient créer
»188. En assurant une certaine sécurité sur
le marché obligataire, Standard and Poor's permet aux acteurs du
marché de s'investir pleinement sur le marché sans avoir
d'inquiétudes vis-à-vis de son fonctionnement. La
sécurité est dès lors une condition nécessaire de
« possibilité d'un jeu »189 sur le
marché, de la possibilité d'être libre dans celui-ci.
Dans la raison néolibérale,
sécurité est synonyme de liberté et d'efficacité.
Standard and Poor's l'a bien compris. Ainsi, dans son action, elle
procède à une double anticipation du conflit. D'une part, elle
contribue à atténuer les conflits entre l'Etat et le
Marché, par le biais de son processus de notation. En effet, le
rating final accordé par Standard and Poor's est le fruit d'un
processus concerté avec l'Etat concerné. Après une
pré-analyse entre experts, ceux-ci rencontrent - de façon
plutôt informelle - l'un des représentants de l'Etat en question
(bien souvent les ministres de la finance ou de la dette). Cet échange
permet à Standard and Poor's d'être en connaissance des
185 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op.
cit., p. 297
186 Ibid., p. 297
187 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 205
188 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 31
189 Ibid., p. 31
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informations pertinentes et détaillées, qu'elles
soient publiques ou confidentielles190. On voit déjà
ici la volonté d'incorporer pleinement l'Etat dans le marché,
afin qu'il devienne partie intégrante de celui-ci, au point de ne plus
pouvoir s'en défaire. Mais ce n'est pas là l'exemple le plus
éloquent. Une fois que le comité d'experts s'est entendu pour
accorder une note à l'Etat en question, Standard and Poor's lui notifie
sa décision. Dès lors, si celui-ci « est en
désaccord avec le rating finalement accordé, Standard and Poor's
autorise un appel à cette décision s'il existe des circonstances
nouvelles. Dans ce cas, le comité sera convoqué de nouveau et un
nouveau vote aura lieu »191. On voit ainsi que Standard
and Poor's se prémunit contre toute éventuelle attaque des Etats
en les intégrant au processus de notation. C'est là une
façon ingénieuse d'annihiler la contestation étatique et
politique et ainsi d'anticiper tout conflit avec le Marché.
D'autre part, Standard and Poor's contribue à
atténuer les conflits entre les Etats eux-mêmes. Sous l'ère
de la souveraineté, les conflits idéologiques et politiques
étaient nombreux entre les Etats. Aujourd'hui, si les conflits
demeurent, ils ne sont plus du même ordre. Les guerres d'aujourd'hui sont
elles aussi néolibérales ; elles sont guidées par le
profit. Le néolibéralisme s'insurge contre les conflits, mais
seulement ceux qui entravent les échanges. Il semble que Standard and
Poor's contribue à annihiler ces derniers. En effet, en accordant un
rating aux Etats, Standard and Poor's joue un rôle de
prédiction de l'avenir et en assume la responsabilité - au sens
non-juridique du terme. En quelque sorte, Standard and Poor's prend des risques
à la place des Etats, en s'attelant à la tâche de
prédire des comportements futurs et incertains. Elle externalise le
conflit ; elle dépossède les Etats de leur capacité
d'entrer en conflits les uns contre les autres en les dépossédant
de la politique. En cela, Standard and Poor's devient un intermédiaire
indispensable au sein du Marché et elle réduit les risques
d'affrontement direct entre les Etats, qui nuisent indubitablement au bon
déroulement des échanges, guidés par la seule
utilité.
Standard and Poor's joue donc un rôle de
prévention ; elle contribue à faire sortir du marché
obligataire les éléments qui vont à son encontre. Tout
comme la technique des listes noires, « mesures préventives qui
consomment la peine avant même la condamnation »192,
elle évince du marché les Etats qui pourraient nuire à son
efficacité - en leur attribuant un « CCC » ou un « D
» - avant même que ceux-ci soient un danger réel. Le cas de
la crise grecque révèle particulièrement cet état
d'esprit. En lui attribuant la note « CCC »193, elle la
condamne avant même qu'elle ne se condamne elle-même.
Fondamentalement, cela revient à ce que Standard and Poor's s'arroge la
faculté de se substituer aux Etats dans leur pouvoir de décision
; elle leur confisque un pan de leur politique internationale.
En anticipant de la sorte les conflits entre les Etats,
Standard and Poor's participe à bien plus qu'une sortie du politique ;
elle contribue à la sortie du « monde » - organisé par
des Etats souverains et leurs échanges - et prône le vitalisme. Le
monde est statique ; la vie est en mouvement. Sous l'ère du
néolibéralisme, gouverner c'est « domestiquer des forces
»194. Or, il
190 Standard and Poor's, How We Rate Sovereigns, 13 mars
2012, p. 6
191 Idem.
192 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 179
193 Dans l'échelle de Standard and Poor's, CCC
correspond au 3ème échelon au-dessus du «
Défaut » ; elle correspond plus précisément à
un Etat « effectivement vulnérable et dépendant d'un
contexte économique favorable permettant de répondre aux
engagements financiers » in Standard and Poor's, Guide to
Credit Rating Essentials - What are credit ratings and how do
they work?, 2011, p. 10
194 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 214
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semble que Standard and Poor's ne fasse rien d'autre que
domestiquer des forces, en se trouvant elle-même dans le
marché, à faire en sorte que les forces du marché
s'engrènent au mieux. Cet ajustement permanent, c'est ce qu'on appelle
la régulation.
Paragraphe 2. D'une autorégulation à une
co-régulation : illustration par le Code de bonne conduite
Standard and Poor's a été amenée à
se doter d'un Code de bonne conduite, à l'aube du
XXIème siècle. Elaboré au sein du marché
lui-même puis repris par des autorités publiques, ce Code est sans
doute annonciateur de l'évolution de Standard and Poor's, d'une
autorégulation (A) à une corégulation (B).
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