A) L'absence de commandement, moyen de
détournement de la politique
L'Etat détient par principe le « monopole de
la violence légitime »180. En principe, il est par
conséquent le seul à pouvoir exercer une certaine contrainte sur
ses citoyens, et que ceux-ci ne s'y opposent pas (ou de façon
isolée). Commandement et politique sont étroitement liés,
puisque la
178 Foucault (M.), Naissance de la biopolitique, op.
cit., p. 286
179 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 29
180 Weber (Max), Le savant et le politique
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politique ne peut s'exprimer que par le commandement. Il
semble toutefois que cela ait été quelque peu
écorché par le néolibéralisme et la globalisation.
Des forces exogènes à l'Etat, à l'instar de Standard and
Poor's, peuvent, on l'a dit, exercer une certaine pression sur la
souveraineté nationale. Mais, ce qui change également, avec le
néolibéralisme, c'est la façon d'imposer sa politique, ses
avis, c'est-à-dire, en un mot, de gouverner.
Lorsque Standard and Poor's attribue un rating
à un Etat, elle le publie sur son site internet, explique
brièvement les raisons de la dégradation ou de la promotion, et
le corrobore d'une perspective à plus long terme (positive,
négative, stable). Les ratings de Standard and Poor's ne sont
pas à proprement dit des sanctions - même si une chute de la note
aura tendance à entrainer une élévation des taux
d'intérêt - dans la mesure où elles n'ont pas pour but de
« punir l'auteur d'une infraction »181. Ainsi,
Standard and Poor's n'a pas à proprement dit de pouvoir de commandement.
Pour autant, l'on sait que ses décisions ont un impact certain sur les
relations entre les entités présentes sur le marché
obligataire, en témoigne les réactions des dirigeants
étatiques lorsque la note de leur Etat est dégradée, ou
encore le fait que les Etats prennent en compte les observations de Standard
and Poor's pour orienter leurs politiques.
Toujours dans l'optique d'un pouvoir qui s'euphémise,
Standard and Poor's, à l'instar de la raison néolibérale,
n'agit pas de façon directe en employant des injonctions comme pouvaient
le faire les Etats sous l'ère de la souveraineté. En effet,
ses ratings, en eux-mêmes, n'ont pas de force obligatoire. Si
les Etats suivent majoritairement ses indications, c'est plutôt en raison
d'une pression internationale et invisible, exercée par les autres
acteurs du marché - Etats comme entreprises. Les sanctions passent
dorénavant par « la menace d'atteinte à la
réputation »182. C'est dont également en
cela que le néolibéralisme dirige des esprits et non plus des
corps. L'action de Standard and Poor's est particulièrement
révélatrice de cela, puisqu'elle conduit à faire une
hiérarchie entre les Etats, en fonction de leurs notes et joue ainsi sur
leur réputation sur le plan international.
Si les Etats étaient réellement en
souveraineté, l'abaissement d'une note délivrée par un
acteur privée n'aurait aucune incidence, car le crapaud n'atteint pas la
blanche colombe. Mais Standard and Poor's a conduit à ce que les Etats
et les entreprises, en s'insérant sur le même marché, en
devenant comparables, s'infligent eux-mêmes leurs propres sanctions.
Faute de commandement, c'est « l'incitation et la
désincitation, l'autocontrôle, la pression par les pairs, le
whistleblowing, c'est-à-dire le contrôle par les clients
»183 qui permet à Standard and Poor's de
réguler le marché de la dette. Plus encore, la technique du
naming and shaming, qui consiste à désigner nommément
à l'opprobre public184, conduit les Etats à modifier
leurs comportements d'eux-mêmes, sans l'intervention forcée d'un
tiers. Standard and Poor's contribue donc à endogénéiser
toute forme de sanction, et à inciter par là même les Etats
à suivre ses recommandations, évinçant ainsi tout choix
politique de leur part.
L'Etat, sur le marché, est donc conduit à
examiner ses concurrents, et à faire face à la réputation
que son rating lui fait. Ainsi, vis-à-vis du marché, le
souverain « exerce un tout autre pouvoir que
181 Cornu (Gérard) (Dir.), Vocabulaire
juridique, Association Henri Capitant, PUF, 8ème ed., Paris, 2007 ,
p. 844, « sanction »
182 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 175
183 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit.,
p. 175
184 Ibid., p. 175
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le pouvoir politique qu'il exerçait jusqu'à
présent »185. Son rôle sur le marché,
s'il n'est pas moins important, a changé, et ce parce que Standard and
Poor's a contribué à modifier les relations qui s'instauraient
entre les Etats. Comme le note si bien Michel Foucault, l'Etat se trouve dans
une position « à la fois de passivité par rapport
à la nécessité intrinsèque du processus
économique et en même temps de surveillance, et en quelque sorte
de contrôle »186. Standard and Poor's entraine les
Etats à se contrôler d'eux-mêmes, car elle sait que c'est
là la technique la plus efficace pour arriver à ses fins.
Par cette absence de commandement, Standard and Poor's conduit
les Etats à détourner leur fonction traditionnelle, du moins sur
le marché. Ceux-ci sont de plus en plus préoccupés
à exercer leur mission à la fois passive et de surveillance au
détriment de l'exercice de la politique. Or, la politique, c'est faire
des choix, c'est délibérer. Cette faculté des Etats tend
à passer au second plan. Standard and Poor's a investi les Etats d'un
nouveau rôle - celui d'examen permanent du marché obligataire - ce
qui conduit à les détourner de leur fonction traditionnelle
qu'est de faire de la politique. Encore une fois, Standard and Poor's ne
contribue pas à faire reculer l'Etat ; elle modifie son mode d'action et
tente de le faire sortir de la politique, car celle-ci manque d'efficience.
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