B) L'immunité politique et juridique de Standard
and Poor's
Dans la mesure où ceux qui composent Standard and
Poor's ne sont « que » des experts indépendants, ils jouissent
de la protection du premier amendement de la Constitution étasunienne,
qui protège la liberté d'expression. S'il semble que cette
protection s'amoindrisse171, elle reste toujours largement de mise.
Standard and Poor's étant devenue une firme transnationale, les
répercussions de son activité ont pu se faire sentir dans chaque
Etat du monde. Pour autant, pendant longtemps, il s'agissait d'un «
angle mort de la réglementation »172. Si ce
n'est plus tout à fait le cas aujourd'hui, les réglementations en
la matière sont encore parcellaires. Rien n'est institué au
niveau de l'Union européenne, ni aux Etats-Unis, même si cela a
été évoqué173. En France, par exemple,
un mécanisme de responsabilité délictuelle et
quasi-délictuelle n'a été instauré qu'en
2010174.
Les Etats ont donc été tardifs pour adopter des
règles contraignant un tant soit peu l'activité des agences de
notation, ou du moins pour évoquer cette possibilité. En
évinçant tout système de responsabilité, il y a
là le signe - encore une fois - que les agences de notation ne sont pas
perçues comme des entreprises comme les autres. Leurs avis ont pu, par
là même, acquérir une autorité
supplémentaire, un statut de « fait » et non
d'opinion175. Plus la contestation se fait difficile, et plus les
avis de Standard and Poor's ont acquis une prééminence,
éloignant un peu plus la possibilité d'engager sa
responsabilité. C'est donc un cercle vicieux qui s'est mis en place.
L'immunité de Standard and Poor's n'est bien sûr
pas totale, de sorte qu'il est possible de l'accuser d'abus de position
dominante par exemple mais la consistance de la notation elle-même ne
peut jamais être invoquée devant les tribunaux176.
Pourtant, ses erreurs ne manquent pas. En effet, Standard and Poor's, entre
autres, n'a pas su anticiper, par exemple, la faillite de la
société Enron en 2001 ; elle a joué un rôle
relativement important dans la crise des subprimes en 2008 ou encore
dans la crise grecque en 2010. Plus récemment, fin 2011, Standard and
Poor's a abaissé la note de la France « par erreur », alors
même que cela a une incidence sur les marchés
financiers177.
Ce n'est pourtant que lors de ces dernières
années que les Etats ont osé s'attaquer timidement à elle.
Il y a bien là le signe que la politique, portée par les Etats,
est impuissante, ou du moins, se croit impuissante, face aux agences de
notation. Standard and Poor's, produit et vecteur du
néolibéralisme, a bien réussi à inculquer à
l'Etat que celui-ci ne devait pas intervenir. Les mots de
171 Le 2 septembre 2009, un juge de New York a
décidé que la protection sous le premier amendement ne valait que
pour les avis rendus publics : Ordonneau (Pascal), Les agences de notation
sont-elles enfin condamnables ?, Les échos, 8 mai 2012
172 Rapport Philippe Houillon, Commission des lois,
Assemblée nationale, n° 772, avr. 2003, p. 14, cité dans
Couret (Alain), Les agences de notation : observations sur un angle mort de
la réglementation, Revue des sociétés 2004, p. 765
173 « Le Wall Street Reform and Consumer Protection
Act, adopté le 29 juin 2010, a expressément admis la
possibilité d'introduire des actions en responsabilité contre les
agences » écrit Audit (Mathias), Aspects internationaux de
la responsabilité des agences de notation, op. cit., p. 581
174 Article 1011 de la loi n° 2010-1249 du 22 octobre
2010 de régulation bancaire et financière, codifié aux
articles L.544-1 et suivants du Code monétaire et financier
175 Montagne (Sabine), Des évaluateurs financiers
indépendants ?, op. cit., p. 143
176 Idem.
177 Le Monde et AFP, Standard and Poor's annonce par
erreur la dégradation de la note de la France, Le Monde, 11
novembre 2011
31
Foucault permettent d'éclairer cela : « Tu ne
dois pas, pourquoi ? Tu ne dois pas parce que tu ne peux pas. [...j Pourquoi tu
ne peux pas ? Tu ne peux pas parce que tu ne sais pas et tu ne sais pas parce
que tu ne peux pas savoir »178 dirait l'homo
oeconomicus au souverain. Puisque l'Etat ne sait pas, il est par
conséquent difficile pour lui d'engager la responsabilité de ceux
qui, par définition, savent.
L'absence de toute législation pendant tant
d'années a permis à Standard and Poor's de grandir sans entrave
sur les marchés financiers et dans le monde entier. Le type de
législation mise en oeuvre aujourd'hui est également
révélateur de la nature des rapports que les Etats veulent
entretenir avec les agences de notation. L'article L.544-5 du Code
monétaire et financier permet aux « clients et aux tiers
» d'engager la responsabilité délictuelle ou
quasi-délictuelle des agences de notation financière. L'Etat,
lui-même client de celles-ci, n'a donc pas utilisé ses moyens de
puissance publique pour prévenir ou anéantir les imprudences de
celles-ci, mais a usé d'un mécanisme de droit privé, hors
du droit public (thesis), « tributaire d'une volonté politique
»179. La politique n'a donc aucun ascendant sur elles.
De par sa nature et de par sa composition, Standard and Poor's
est dont profondément apolitique et incite ainsi les Etats
eux-mêmes à s'en émanciper. Mais cette fuite du politique
est d'autant plus présente dans la façon qu'a Standard and Poor's
de réguler le marché obligataire.
Section 2. L'activité de Standard and Poor's,
une régulation en dehors du politique
Le caractère apolitique de la régulation (prise
dans son sens large) qu'opère Standard and Poor's est perceptible tant
sur le marché obligataire par sa technique de notation (Paragraphe 1)
que sur le marché de la notation financière par la façon
dont elle se réglemente (Paragraphe 2).
Paragraphe 1. La technique de notation : exemple-type de la
régulation néolibérale
La régulation au sens strict permet le maintien et la
constance d'un mouvement, sans rupture. Plus souple et malléable, elle
s'inscrit dans la sortie du politique en se manifestant, chez Standard and
Poor's par l'absence de commandement (A) et l'anticipation du conflit (B).
|