4.2 Les difficultés des entreprises et des
entrepreneurs africains
Les travaux sur l'ajustement ou les entreprises en
difficultés concernant le Cameroun sont rares. On retrouve quelques
travaux sur ce thème en Afrique dans l'ouvrage collectif sous la
direction de S. Ellis et Y.A Fauré (1995) Entreprises et
Entrepreneurs Africains.
Par exemple, P. Labazée (idem : 142) évoque la
perméabilité de l'entreprise africaine à son environnement
culturel et social. Pour ce dernier, les difficultés des entreprises en
Afrique sont liées au fait que la gestion des profits, marges et rentes
capitalisés par les entreprises paraît échapper, au moins
en partie aux critères de la décision économique. Il
ajoute que « divers travaux évoquent les conséquences
redistributives, des obligations magico - religieuses, des charges
ostentatoires sur la valorisation des ressources financières
dégagées au cours de l'activité ».
Les difficultés rencontrées par les femmes
entrepreneurs et les tentatives d'ajustement de leurs activités sont
reprises dans une étude du Ministère des Affaires Sociales et des
Femmes du Cameroun (ibid : 474-482), présentant le cas de deux femmes
propriétaires de moyennes entreprises à Bamenda affiliées
à la North West Business Women's Association (NWBWA). Il ressort de
cette étude que pour réussir dans leurs affaires les femmes
entrepreneurs dépendent d'au moins trois facteurs : la
disponibilité des crédits ; l'assistance des réseaux
familiaux ; le fait d'être propriétaire d'un terrain. La prise en
compte de ces facteurs s'avère essentielle pour la compréhension
des difficultés des PME familiales au Cameroun, et
particulièrement celles dont le propriétaire dirigeant est une
femme comme c'est le cas de la SMF. Les femmes d'affaires réunies en
association veillent à rendre leurs activités pérennes et
efficaces en organisant des cours de gestion et de développement
à destination des commerçantes. La formation en gestion
représente donc un élément important dans la survie des
PME.
Le métier d'entrepreneur ne s'apprend pas. En revanche,
comme le soutient Y.A Fauré (ibid : 541) on peut apprendre des
techniques de gestion et acquérir du savoir-faire. Néanmoins,
« un problème majeur réside dans la faible ou la non
disponibilité à la formation : le responsable
d'une entreprise ne souhaite pas apparaître comme
celui qui apprend, ce qui signifierait qu'il ne sait pas, et il hésite
également à quitter son activité, souvent très
prenante, de crainte de s'exposer à des risques (perte de
clientèle, relâchement des liens avec les fournisseurs,
affaiblissement du contrôle des employés, etc.) ».
B. Ponson (ibid : 427-428) rappelle que les entreprises
africaines exercent dans un environnement pénalisant. Il
révèle que « l'Etat en Afrique a souvent pratiqué
un interventionnisme de mauvais aloi :. multiplication des contrôles
bureaucratiques injustifiés, pression fiscale excessive sur les
entreprises du secteur formel, sans compter les prélèvements non
officiels de toutes sortes... L'Etat s'est souvent révélé
un prédateur redoutable pour les entreprises ». L'Etat en
Afrique a insuffisamment contribué à la mise en place d'un
environnement favorable aux PME.
Un document de l'Association Nationale des Entreprises
Zaïroises (ANEZA), paru en décembre 1976, dresse la liste des
défaillances constatées au sein des entreprises zaïroises
:
absence totale d'activités commerciales, gestion
inefficace, utilisation des fonds sociaux à des fins personnelles
(construction de villas, achat de voitures etc.), absence totale de documents
comptables, défaut de paiement des impôts, du personnel, de
l'Institut National de Sécurité Sociale, non remboursement
d'emprunts bancaires (ANEZA, circulaire du 15 novembre 1976). Cette situation
au Zaïre est transposable au Cameroun, et particulièrement dans le
cas soumis à notre étude.
Le cas de certains entrepreneurs comme celui de Blaise Tano
Kouadio en Côte d'Ivoire (ibid : 341-345), montre qu'il est possible de
s'ajuster après « une chute initiale ». Interrogé sur
les causes de son échec, Tano Kouadio explique sans fard :
« Je me suis comporté comme un Africain. J'ai
créé une société qui marchait bien et j'ai
commencé à jouer le chef. J'achetais tout ce que je voulais.
J'appelais mon comptable, je lui disais : « envoiemoi un million ».
Je les dépensais. Je me suis cassé la figure ».
L'échec de la première entreprise est
interprété a posteriori comme une épreuve formatrice :
« Se casser la figure, c'est une expérience
à vivre. Résultat : les gens quand ils ont une boîte, je ne
dis pas qu'ils sont guéris, mais ils savent la gérer. Parce que
c'est terrible ».
le vice-président de la BAD, A. O. Sangowawa,
établissait en 1993, lors d'une conférence organisée par
le Comité des agences donatrices pour le développement des
petites entreprises, un diagnostic fort intéressant au sujet des
difficultés auxquelles doivent faire face les PME d'Afrique (P. English
et G. Hénault, 1996 : 20) :
« [...] les petites entreprises méritent
d'être encouragées en raison du grand intérêt et des
merveilleuses possibilités qu'elles offrent du point de vue de la
création d'emplois, de la répartition équitable du revenu,
de la réduction de la pauvreté, de l'établissement d'un
potentiel technologique local, de la participation au processus de
développement des groupes qui sont dans une situation
économique précaire -- en particulier les
femmes -- , de la création d'un terrain propice à la formation de
gestionnaires et de chefs d'entreprises, de l'utilisation de leurs propres
ressources pécuniaires et de la fourniture de services auxiliaires aux
grandes entreprises. Bien qu'un nombre considérable d'États
africains comprennent aujourd'hui l'importance des petites entreprises et se
rendent compte qu'on doit favoriser leur essor, seuls quelques-uns d'entre eux
ont adopté un train de mesures complet et efficace en ce sens. L'absence
d'infrastructures, d'un cadre institutionnel et de mécanismes de
financement appropriés ainsi que l'inefficacité des
systèmes d'information existants ne sont que quelques-uns des
sérieux obstacles qui entravent le développement organisé
des petites entreprises en Afrique. »
Le représentant du secteur privé à cette
même conférence, Alain Bambara, Président de Cosmivoire,
résume les difficultés de l'entreprise et de l'entrepreneur
africain (idem :22) :
« Quand une personne présente un projet, tout
le monde part du principe qu'elle va échouer. On lui signale qu'elle
sera en butte à des écueils, à des difficultés
insurmontables. On lui dit que le secteur qu'elle veut exploiter est
dominé par les expatriés et qu'elle n'a aucune chance. On lui
conseille de s'intéresser à des secteurs plus rentables, comme si
de tels secteurs pouvaient exister sans que les expatriés ne les
remarquent.
Il règne chez beaucoup de nos administrateurs une
mentalité qui n'encourage guère leurs frères à se
lancer dans l'aventure de la petite entreprise. Au contraire, ils commencent
même à l'étouffer par leur manière d'exercer leur
autorité. Pour les esprits non suffisamment préparés
à sassumer, de tels comportements sont vite
décourageants.
Ce que je peux dire, c'est que ces tracasseries font
partie du milieu de l'entreprise en Afrique et que l'entrepreneur doit s'en
accommoder et trouver les moyens de s'en sortir. Le manque de fonds propres et
l'insuffisance de sécurité sont souvent évoqués
lorsqu'il est question des PME. Cest une réalité. Je me souviens
avoir une fois sollicité un crédit à la Banque Nationale
de Développement Agricole, pour ma plantation d'ananas. À
l'époque, cette banque m'avait demandé de donner ma villa urbaine
en garantie du prêt. Souvent, le patrimoine immobilier du promoteur n'est
pas suffisant pour constituer une couverture-titres.
Par ailleurs, je viens de solliciter de la
Société financière internationale un crédit, que
j'ai obtenu. L'accord d'investissement est un document de 82 pages dont 36
traitent des conditions à remplir pour obtenir ce prêt. Je vous
laisse deviner les difficultés qu'une PME pourrait rencontrer si
d'aventure elle devait se trouver dans mon cas. Un État tout puissant
qui passe une commande à des PME endettées et manquant de
liquidités et qui ne leur paient pas leur dû, oeuvre pour la
disparition d'un secteur dont lui même veut faire la promotion.
»
La multiplication et la diversification de la production
africaine sur les organisations, tel qu'on vient d'en avoir un aperçu
ci-dessus, ne doivent pas faire illusion.
E. Kamdem (2000) relève deux principaux freins au
développement des sciences de gestion en Afrique. C'est d'une part
« la représentation négative de l'organisation », et
d'autre part « la faible conceptualisation de l'objet `Organisation'
». L'organisation de production économique, loin de susciter un
attrait aux yeux des africains, est plutôt devenue une source de
méfiance car, étant susceptible de produire toutes sortes de
nuisance chez l'individu11. Très souvent en Afrique, le
concept d'organisation est largement confondu avec celui d'organisation
administrative ou politique, c'est probablement pourquoi les chercheurs
africains en sociologie et en sciences sociales ne se sont pas beaucoup
passionnés pour cet objet d'étude davantage
considéré comme une préoccupation des chercheurs en
sciences juridiques et politiques. En outre, l'insuffisance, voire l'absence de
ressources financières et matérielles est très souvent
invoquée pour expliquer le retard pris par la recherche en
général en Afrique. Nous pensons plutôt que le
développement de la recherche aujourd'hui en Afrique est d'abord une
affaire de volonté politique des dirigeants et d'engagement personnel
des chercheurs avant d'être une affaire de disponibilité des
ressources financières12.
Après avoir fait un état de la
littérature sur notre thème d'étude, il est question
à présent de faire ressortir la problématique de
recherche. En effet, « Dans la pratique du monde réel, les
problèmes ne se présentent pas d'eux-mêmes au professionnel
comme des données. Ils doivent être construits à partir des
matériaux de situations problématiques qui sont curieux,
troublants et incertains. Pour transformer une situation problématique
en problème, un professionnel doit effectuer un certain travail. Il doit
donner du sens à une situation incertaine qui, initialement, n'en a pas
» (Weick, 1995).
11 `Le travail du blanc ne finit jamais',
telle est la phrase quasi rituelle prononcée aujourd'hui par nombre
d'africains chaque fois qu'ils veulent exprimer la lassitude et la
désaffection ressenties à la fois dans le travail industriel et
dans son mode d'organisation.
12 Il est important de souligner ici le rôle
central de certaines structures de financement et de vulgarisation de la
recherche, à l'instar du Conseil Africain pour le développement
de la Recherche en Sciences Sociales en Afrique (CODESRIA).
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