5 - LA PROBLEMATIQUE
A la suite de H. Mintzberg, les théoriciens de
l'école de la contingence stipulent que la P.M.E est condamnée
à s'ajuster à son environnement. Dans le contexte africain, la
prise en compte de la contingence et de la culture dans le management des
organisations africaines est devenue indispensable comme le soutiennent nombre
d'auteurs (Tidjani, 1995, Kamdem 2002, Ela, 2006). C'est dans cette perspective
que E. Kamdem (2002) voit dans la capacité de l'entrepreneur africain
à s'ajuster à son environnement politique, social et surtout
culturel, le facteur clé de succès de l'entreprise en Afrique.
Ainsi, les déséquilibres constatés au niveau des
données industrielles, sociales et financières de la SMF, ont
conduit en mai 2006, à la mise sur pied d'un plan d'ajustement de
l'entreprise. Le succès enregistré à court terme par ce
dernier - résorption d'un déficit de trésorerie de 20
millions Fcfa et assainissement du climat social et des relations avec les
partenaires de mai 2006 à février 2007- apparaît être
un écran de fumée, tant il est vrai qu'un an plus tard, jusqu'au
moment de cette étude les indicateurs financiers de la SMF
dévoilent de nouveau une dégradation de la trésorerie de
l'entreprise. Cette situation entraîne de nouveau, inexorablement
l'entreprise vers une crise sociale et industrielle. Face à cette
résurgence des déséquilibres ayant suscité la mise
en oeuvre d'un plan d'ajustement de l'entreprise, nous nous interrogeons sur
les causes réelles de ces derniers. L'objectif est de déterminer
ce qui rend compte de cette situation. Cela dit, quels sont les facteurs
explicatifs de l'incapacité du processus d'ajustement à assurer
la cohérence externe et interne de l'entreprise à moyen terme? En
d'autres termes, comment s'est effectué l'ajustement de la SMF ? Quels
en sont les résultats et quels sont les indicateurs qui en rendent
compte ?
6- LES HYPOTHESES DE RECHERCHE
Certains facteurs jouent un rôle
prépondérant dans l'inefficacité du processus d'ajustement
à moyen terme : l'environnement proche (concurrents, clients,
fournisseurs, partenaires publics, institutions financières) de
l'organisation, le style de management utilisé par le
propriétaire dirigeant, la méthode utilisée pour conduire
le processus d'ajustement et les résultats qui en découlent.
7- METHODOLOGIE
La problématique de recherche et les hypothèses
ainsi définies, la démarche à suivre en découle
presque automatiquement, il ne peut s'agir que d'une démarche
rigoureuse, dans laquelle les enquêtes appellent des analyses et des
réponses rigoureuses suivant divers éclairages spécifiques
et complémentaires. Étant nous mêmes impliqués dans
le processus d'ajustement de l'entreprise, nous ne pouvons mieux évaluer
ce dernier, qu'à travers une méthode qui puisse nous permettre
d'explorer les systèmes internes de la SMF et de produire des
connaissances à la fois scientifiques et utiles à l'action comme
la recherche intervention en sciences de gestion. Dans un deuxième
temps, l'approche de la sociologie des mutations dans les
sociétés traditionnelles de Georges Balandier permettra de mieux
comprendre les nombreuses mutations, et ruptures enregistrées dans le
processus de changement organisationnel engagé au sein de la SMF.
7.1 Approche de la recherche intervention en sciences
de gestion
La recherche intervention consiste à aider sur le
terrain, à concevoir et à mettre en place des modèles,
outils et procédures de gestion adéquats, à partir d'un
projet de transformation plus ou moins complètement défini, avec
comme objectif de produire à la fois des connaissances utiles pour
l'action et des théories de différents niveaux de
généralité en sciences de gestion. Le « terrain
» a donc, dans ce type de recherche, un statut enrichi par rapport
à des démarches d'observation classiques. Loin de se
réduire à un lieu d'expérience « aquarium » que
le chercheur observerait de l'extérieur, le terrain constitue au
contraire un lieu d'émergence de la connaissance pratique et de la
théorie13.
A. Hatchuel (1994) propose une conception
générale de l'intervention adaptée à la fois aux
problèmes des organisations contemporaines et aux besoins de production
de connaissance scientifiques: « La vie organisationnelle naît
avec la formation d'acteurs nécessairement différenciés et
toujours en quête de ce qui peut fonder leurs relations. Elle est aussi
faite de la mort ou de la métamorphose de ces acteurs. Le chercheur qui
veut penser un processus d'intervention ne peut échapper à cette
« loi naturelle ». Mais pour que son intervention ait un sens, il
devra lutter contre cette loi lorsqu'elle se fonde sur une
représentation mutilée des faits et des relations entre les
acteurs »
13 Les fondements épistémologiques de la
méthode de recherche intervention s'inspirent de la Grounded
theory
de Glaser et Strauss (1967, 1995), qui repose sur un axiome
principal : la théorie se construit sur les faits, elle vient d'en bas,
du terrain, et nécessite l'usage d'une analyse comparative. La
Grounded theory vise, non pas à fournir une description
exhaustive d'un objet, mais "à développer une théorie
qui permette de rendre compte d'une partie importante des comportements
considérés"
(Hatchuel, 1994 : 60).
Cette dernière phrase justifie clairement la position
normative de l'intervenant. Or, les techniques managériales, les mots
d'ordre organisationnels comme la décentralisation, la qualité
totale, la participation, l'entreprise apprenante ou le reenginiering
fonctionnent, dit A. Hatchuel, comme des mythes rationnels,
c'est-à-dire comme des utopies possédant à la fois les
propriétés mobilisatrices du mythe et les
propriétés opératoires de la raison. La démarche
d'apprentissage viendra non pas comme dans l'action science, de la
confrontation des discours dans le cadre d'un travail collectif du groupe sur
lui-même, mais, de la dynamique de la construction collective de
l'innovation gestionnaire. Le processus d'apprentissage se matérialise
ici simultanément par « la production de connaissances nouvelles et
par la construction de nouvelles figures d'acteurs, dont le chercheur pourra
analyser les difficultés, la portée et l'éventuelle
exemplarité » (Hatchuel, 1994 : 74), que le chercheur soit ou non
co-producteur du mythe rationnel. Cette démarche nous offre la
possibilité tout en ayant été impliqué dans le
processus d'ajustement, de prendre nos distances dans la perspective de
production de nouvelles connaissances sur l'ajustement des PME familiales
à leur environnement socio-économique.
Du point de vue méthodologique, la recherche
intervention s'articule autour de cinq principes : le principe de
rationalité accrue, le principe d'inachèvement, le principe de
scientificité, le principe d'isonomie et le principe des deux niveaux
d'interaction.
Le principe de rationalité accrue
indique que le chercheur intervenant doit « favoriser une
meilleure adéquation entre la connaissance des faits et les rapports
qu'ils rendent possibles entre les hommes » (Hatchuel, 1994 : 68). Ce
principe rompt clairement avec la rationalité universelle en méme
temps qu'il spécifie le rôle du chercheur par rapport aux acteurs
de l'organisation avec lesquels il travaille. Il s'agit non pas de mettre en
place un dialogue entre les acteurs ou d'apporter de l'extérieur des
connaissances d'expert, mais, de penser la mise en comptabilité de
relations et de savoirs nouveaux, et c'est cette opération qui constitue
précisément la démarche de rationalisation.
Le principe d'inachèvement, indique
qu'il est impossible de spécifier à l'avance le chemin et les
résultats d'une recherche intervention : c'est le but du dispositif de
générer des connaissances nouvelles de nature à faire
évoluer l'organisation.
Le principe de scientificité
correspond à l'idéal de vérité. Il est la
conséquence méthodologique du principe de rationalité
accrue : le chercheur doit avoir en permanence une attitude critique par
rapport aux faits. Le chercheur n'est pas « l'expert des experts »,
mais, doit s'interroger sur les conditions de validation des savoirs
mobilisés au cours de l'intervention, que ces
savoirs soient d'ordre technique ou d'ordre plus sociologique.
Le principe d'isonomie correspond à
l'idéal démocratique, que nous avons rencontré aussi dans
les démarches d'action research, action science et science de
l'aide à la décision. Il indique que « l'effort de
compréhension doit s'appliquer également à tous les
acteurs concernés » (Hatchuel, 1994 : 68). L'intervention
elle-même doit donc se traduire concrètement par la mise en place
d'un système d'échanges entre acteurs qui respecte à la
fois recherche de vérité et démocratie.
Le principe des deux niveaux d'interaction
indique que la recherche intervention suppose à la fois un
dispositif d'intervention et une démarche de connaissance. Dans le
dispositif d'intervention, la relation du chercheur aux autres acteurs n'est
pas fixée à l'avance : « tout processus d'intervention
est une complexification du fonctionnement initial, selon un mode très
particulier : [...] l'apparition d'acteurs délocalisés,
c'est-à-dire d'individus dont les relations aux autres acteurs ne sont
pas déjà codifiées, mais se construisent en fonction du
déroulement de l'intervention elle-même » (idem : 69).
La démarche de connaissance est une démarche activatrice, dans
laquelle le chercheur stimule la production de nouveaux points de vue :
« les relations nouvelles que crée le dispositif d'intervention
ont pour objet de créer une nouvelle dynamique de connaissance et la
confrontation entre les savoirs de l'intervenant et ceux des acteurs
concernés » (ibid. : 69).
Au total, « l'intervention n'est pas seulement
l'exploration d'un système, mais, la production de savoirs et de
concepts qui permettent de penser les trajectoires dans lesquelles un collectif
pourrait s'engager » (ibid. : 70). En particulier, dans les pratiques
de recherche intervention en sciences de gestion, la modélisation
rationnelle joue un rôle important. Le modèle constitue un
mythe rationnel autour duquel se structure progressivement
l'intervention :
« Les modèles rationnels sont un moyen de
concevoir des comportements idéalisés - des mythes
rationnels - dans des situations structurées. Ils ne
sont pas d'abord destinés à être implémentés,
niappliqués: ils constituent une référence par
rapport à laquelle l'analyste confronte les
comportements observés de certains acteurs. [...]
Cette confrontation permet à l'analyste de construire avec ces acteurs
une nouvelle vision des contraintes et des objectifs par rapport auxquels ils
opèrent ». (Hatchuel et Molet, 1985 : 377).
Le changement est vu ici comme étant toute
transformation intentionnelle du système par un groupe d'acteurs - dont
le chercheur peut faire partie - du point de vue de sa gestion, c'est -à
dire toute mise en place de « façons de faire » nouvelles. La
démarche part d'une situation idéalisée ou d'un projet
concret de transformation avec pour objectif d'aider sur le terrain, à
mettre en place des modèles et outils de gestion adéquats,
à partir d'un projet de transformation plus ou moins
complètement défini. Toute démarche
d'intervention se traduit, au minimum, par une observation de ce qui se passe
sur le terrain, et va jusqu'à l'aide à la conception et à
la mise en oeuvre de changements concrets au sein des organisations
étudiées. Nous pouvons donc, grâce à cette
méthode, appréhender les transformations en oeuvre au sein de
l'entreprise après la mise en place de l'ajustement et proposer des
outils à méme d'assurer une cohérence interne et externe
à moyen et long terme des PME familiales camerounaises.
La recherche intervention en sciences de gestion n'a pas les
limites de la simple observation, elle ne souffre pas de l'absence de vision
organisationnelle de la conception « en chambre » de modèles
et d'outils14 et elle ne limite pas ses outils d'intervention au
travail sur les relations collectives, et autorise une intervention sur les
objectifs pratiques de l'organisation, contrairement à l'action
research et l'action science, telles que définies
respectivement par Lewin et Argyris15. Cette portée pratique
et stratégique de la recherche intervention s'avère importante
pour assurer le développement des PME familiales camerounaises. Donnant
au chercheur une position « au coeur de la gestion », elle permet
donc aussi d'accéder à une plus grande variété de
connaissances sur les organisations et leurs modes de gestion. Il est
évidemment possible que l'observation donne lieu à des
recommandations pour l'action. Le chercheur peut alors concevoir « en
chambre » des modèles et outils qu'il pense adaptés au
contexte qu'il a étudié.
7.1.1. La boîte à outils du chercheur
intervenant
L'intervention du chercheur en entreprise représente
l'irruption d'un acteur nouveau dans l'action collective, intervention qui est
susceptible de transformer, à des degrés divers, le cours des
choses. Le modèle du chercheur - intervenant, nous l'avons vu, est donc
un modèle sophistiqué :
- la distinction entre le chercheur et le système qu'il
observe, très nette dans les démarches expérimentales ou
d'observations non participantes classiques, se complexifie en recherche
intervention; le chercheur participe concrètement à l'action,
d'une part, et les acteurs sont amenés à réfléchir
sur leur propre système d'action, d'autre part.
- le chercheur - intervenant et les acteurs avec lesquels il
travaille forment ensemble un groupe
14 La conception « en chambre » de modèles de
gestion, qu'il s'agisse d'outils de gestion très concrets ou
d'utopies de divers ordres (par exemple, « l'entreprise
idéale »), consiste à formaliser assez
précisément l'outil ou le modèle, mais sans savoir s'il
sera contextualisable. Lire A. David (2000) « La recherche intervention,
un cadre général pour les sciences de gestion »
communication, conférence internationale de management
stratégique.p15.
15 Pour des développements récents sur l'action
research, voir, entre autres, le numéro spécial que la
revue
Human Relations a consacré à ce
thème en 1993 (Action Research, Special issue, Volume 46 Number
2. February 1993. Pages 121-298). L'action recherche part plutôt de
l'idée de préparer un groupe au changement : processus
participatif, autonomie donnée aux acteurs entraînent une forme de
libération des individus et du collectif, donc un changement dans les
relations qui est à son tour de nature à engendrer des
transformations concrètes dans les processus de décision.
d'acteurs engagés collectivement dans un processus
d'apprentissage ; l'une des conséquences est que le chercheur devra
pouvoir s'analyser lui-même en train d'agir ; l'action du chercheur fait
donc partie des événements soumis à l'analyse ;
- du point de vue scientifique, il est primordial de pouvoir
répondre à la question de savoir comment, avec quelle
légitimité et jusqu'à quel point le chercheur doit
être concepteur et prescripteur des transformations d'un système
organisé, et dans quelles conditions les connaissances issues de
l'intervention pourront être considérées comme
scientifiques. La « boîte à outils » du chercheur -
intervenant aura donc quatre compartiments : des principes
épistémologiques, des théories, concepts et grilles
d'analyse, un dispositif expérimental, des règles
méthodologiques.
Il s'agit pour le chercheur intervenant premièrement de
respecter les cinq principes épistémologiques de la recherche
intervention Il s'agit des principes de rationalité accrue,
d'inachèvement, d'isonomie, de scientificité et de double -
niveau d'interaction que nous avons exposés ci-dessus.
Deuxièmement, de maîtriser les concepts de la
théorie des organisations, connaître les outils de gestion, savoir
acquérir des compétences techniques.
Ensuite, il doit être à méme d'utiliser la
conception et la mise en oeuvre d'outils de gestion et de procédures
d'organisation comme dispositif de connaissance. En recherche -
intervention, le dispositif de connaissance est à double niveau
(principe des deux niveaux d'interaction) :
- Supposons que l'intervention ait pour but la conception et
la mise en place d'un outil d'aide à la décision, comme c'est le
cas dans notre étude. Les entretiens, l'analyse documentaire,
l'observation des acteurs au travail vont produire un premier ensemble de
connaissances sur le système étudié et permettre
l'élaboration de conjectures sur ses trajectoires possibles, en
particulier par rapport au processus de décision à
instrumenter.
- Mais, à un second niveau, le processus de
transformation enclenché par la conception et l'implémentation de
l'outil est à son tour générateur de connaissances
scientifiques, à la fois sur l'outil mis au point (progrès des
techniques de gestion - ici, un nouvel outil d'aide à la
décision), sur ses implications organisationnelles (compatibilité
outil/organisation, par exemple en termes de possibilités de
décentralisation des décisions ou d'amélioration de la
coordination), sur le changement et son pilotage (comment concevoir et
gérer une action de changement). Dans cette optique, le chercheur
intervenant dans les PME familiales au Cameroun est un porteur de
changement16. Nous nous basons sur cette boite à outils pour
mener une action adaptée à la situation
16 Kanter, Stein et Jick (1992:378) proposent trois
grandes catégories d'acteurs impliqués dans le processus de
changement au sein des organisations : les stratèges, les maîtres
d'oeuvres et les récepteurs (change strategists, change implementors,
change recipients). Le chercheur intervenant appartient selon nous à la
fois à la catégorie des stratèges et à celle des
maîtres d'oeuvres.
de l'entreprise étudiée.
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