II. Le militantisme libertaire
Sans aller jusqu'à l'analyse des facteurs
socio-historiques de l'apparition du phénomène techno,
l'organisation que je qualifie "à l'arrache" puise ses raisons dans des
éléments antérieurs à son interdiction qu'il
convient maintenant d'examiner. Au travers du discours des organisateurs deux
types d'éléments sont apparus pertinents : les valeurs communes
issues des "premières heures" du mouvement techno et des discours
formatés relatant des origines mythologiques des fêtes.
II.1. Organiser une fête avec des valeurs
héritées des nomades
J'ai pu constater que dans les organisations
rencontrées au cours de mon enquête, les membres partageaient des
valeurs communes que je peux imputer à cette "histoire commune" du
mouvement techno que ceux-ci conservent en dépit des différences
dans la manière de mettre en oeuvre leurs projets. J'en reparlerais donc
dans tout le sujet et spécialement dans la partie consacrée
à l'objet social de l'association. Bien sûr chaque individu,
lorsqu'il raconte cette histoire commune, livre sa vision de cette histoire
qu'il est nécessaire de restituer à son auteur.
"Moi, j'ai jamais arrêté de monter des
soirées, mais des soirées underground [...] On montait
des soirées underground c'est-à dire un peu plus à
l'arrache, toujours sur un terrain privé pour pas être
emmerdé, mais on va dire sans déclarer quoi que ce soit, avec un
débit de boisson illégal, avec.. .pour le plaisir de faire des
soirées" (Anthony). À partir de 2001, organiser une
fête pour faire
43 Voir en annexe, le dispositif juridique p.212. J'ai
souligné des éléments car ces formulations juridiques sont
importantes dans la règlementation et pourtant difficile à
appliquer en réalité.
44 Becker H.-S., op. cit. p.43.
la fête est devenu règlementé dès
lors que l' "effectif prévisible" dépasse le seuil prescrit par
décret, soit 250 personnes dès 2002 et 500 depuis 2006. "Pour
mon anniversaire cet été, on a fait une soirée il y avait
2 sons. Il avait eu peut-être 350 personnes voire plus, dans la
soirée entrée gratuite", raconte Anthony à propos
d'une soirée "plus privée". Or, la communication de cette
soirée avait été comme il le dit : "au
bouche-à-oreille". Il est a fortiori difficile de
prévoir le nombre de personnes présentes sur le lieu du
rassemblement. Certainement du fait de sa gratuité, les organisateurs de
cette soirée n'ont pas dû compter les personnes à
l'entrée. Même sans la nommer ainsi, cette soirée
était une free party, rassemblant les deux sens de la free,
valeurs que Stéphane Hampartzoumian rattache à la tendance nomade
45: la gratuité et la liberté. Le nom de l'association
d'Anthony, Melting Pot (For the Evolution of the Movement Techno),
dévoile immédiatement l'intention de ses créateurs.
Ceux-ci ont ajouté une dose de légalité aux pratiques pour
poursuivre le projet lancé par les mentors du mouvement techno. La
sédentarité, la conciliation de son loisir avec sa vie
privée, l'ambition de monter de plus gros projets que des petites
soirées privées sont autant de raisons pour adapter les valeurs
premières du mouvement techno avec la réalité sociale. Le
choix pour la clandestinité festive ne présume pas du choix pour
une vie clandestine, la fête est un temps de la vie.
"Il y en a ça leur a pas plu de se prendre la
tête dans les salles, dans les boîtes. Ils sont restés dans
le mouvement pur, free party et voilà "on bouge pas, on reste
là-dedans", il y en a pas mal qui restent comme ça ",
rapporte Henri à propos des "résistants de la free
party". Les plus résistants à l'institutionnalisation de la
fête techno ont refusé de se conformer à la
législation. Ce sont les défenseurs de la conception nomade du
mouvement techno. Mais entre les deux extrêmes, de nombreux organisateurs
composent avec les valeurs et la légalité. Il créent donc
de nouvelles pratiques. De la confusion et même parfois de
l'incohérence peut apparaître dans les soirées qu'ils
organisent et dans leur discours, néanmoins chacun articule ses actions
selon sa propre logique et la concilie avec celle des autres membres de
l'organisation. C'est ainsi que l'on trouve des soirées
métissées que l'on pourrait appelé des "free parties
payantes" qui associeraient les codes de la free party et le besoin de
rentabiliser les investissements d'une soirée. Beaucoup cite aussi Manu
Le Malin, un dj issu du mouvement nomade qui s'est professionnalisé et
donne des concerts payants. Ainsi, Henri défend des soirées
payantes qui conserve les valeurs de la free : "Le Mas Bonete on a fait 6
euros. Notre intérêt, au départ, c'est vraiment la
fête libre. Bon maintenant, les lois font qu'on peut plus faire la
fête librement et donc il faut un minimum d'argent, faire entrée
un minimum d'argent pour pouvoir assurer des soirées, des salles et
tout. Donc on fait payer juste pour se rembourser et nous faire un peu de sous
".
45 Hampartzoumian S., op. cit. p. 222.
Julien, qui est originaire de Bordeaux, a analysé cette
situation. Il prétend qu' "ici, le sud, en dessous de Clermont,
c'est Hardtek, les free party. C'est pas pour rien qu'il y en a encore des free
party ici." Je peux compléter ceci par l'hypothèse que se
sont diffusées, chez les organisateurs locaux, des valeurs que
continuent de revendiquer les tenant du mouvement de la tendance nomade, que
Julien nomme "hardtek", comme si le choix pour ce courant musical induisait le
choix de la clandestinité de la fête. Ce sous-genre de la techno
est principalement diffusé dans des free-party clandestines mais les
valeurs qu'il défend sont aussi partagées dans d'autres
sous-genres. Lorsque ces valeurs sont en contradiction avec les normes de la
société, ils doivent se conformer ou résister. Des
organisateurs ont choisi le chemin de la résistance aux normes et de
leur transgression systématique. Le caractère déviant de
leurs organisations s'intègre dans un mode de vie déviant, le
nomadisme. D'autres abandonnent l'organisation et recherche la liberté
en produisant des oeuvres avec des labels indépendants. D'autres encore
ont fait le choix de la sédentarité, mais en se reconnaissant ou
en s'étant construit avec certaines des valeurs nomades, vont
résister ou tout du moins agiront à leur manière en
dépit des normes établies.
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