Chapitre 2 :
L'organisation "à l'arrache"
Que signifie organiser "à l' arrache" ? On pourrait
dire qu'organiser "à l'arrache" signifie organiser sans organiser,
organiser sans l'avoir prévu, mais ce serait incomplet et inexact. Que
signifie organiser ? Dans le Larousse, cette action signifie "arranger,
combiner pour obtenir un bon fonctionnement" ou "préparer dans
un but précis". Ce type d'organisation est le moins organisé
des trois, mais ce que je veux montrer en consacrant un chapitre à
l'organisation "à l'arrache", ce sont les perceptions qu'ont les
organisateurs de la transgression de leurs activités par rapport aux
normes eu égard à la réaction des autres. Une organisation
transgressant les normes secrètement ne sera pas une organisation
"à l'arrache" tant que les autres n'en auront pas connaissance.
I. La fête techno est une activité
déviante
La fête techno fait l'objet de préjugés
qui conditionnent les comportements mais aussi le discours des organisateurs
sur leurs activités. Il conviendra tout d'abord de définir la
déviance pour ensuite envisager de qualifier l'organisation de
soirées techno d'activité "déviante".
I.1. La fête est déviante
Pour comprendre ce que sont les fêtes techno et leurs
organisateurs, il convient de comprendre les liens entre cette
micro-société et la société. Comment cette
activité se positionne-t-elle dans la société ? Le concept
sociologique de déviance apporte des réponses à cette
question.
Selon Howard Saul Becker, plusieurs conceptions
définissent la déviance36. Tout d'abord, la conception
fonctionnelle définit la déviance comme un "mal" de la
société provenant de ses aspects "dysfonctionnels". Le goût
pour la fête a en soi quelque chose de dysfonctionnel dans une
société régie par la "fonction" ("intention ou but d'un
groupe") du travail, créateur de richesse et lieu de l'identification
des individus. On retrouve ici la fable de "La cigale et la fourmi". Pour
Philippe Muray, "homo festivus festivus" raconte l'histoire de la victoire de
la cigale sur la fourmi et de la décadence de la société
"à histoire". "La musique qui sort de la salle de concert pour se
répandre n'importe où, on sait aussi ce que ça devient :
de la techno, du Teknival, de l'horreur technomaniaque"37
(Muray P., 2005). Ensuite, une conception plus relativiste la définit
comme un défaut d'obéissance aux normes du groupe. C'est cette
conception que le mouvement techno illustre car les normes lui sont
postérieures. Elles définissent stricto sensu quelle
fête obéit aux normes et quelle fête les transgresse. De ce
point de vue, nous serions face à des pratiques
hétérodoxes, c'est-à-dire
36 Becker H.-S., Outsider. Etudes de
sociologie de la déviance, Métailié, Paris, 1985.
37 Muray P., op. cit. p.385.
"autre" que celles correspondant à la norme ou
l'orthodoxie. Enfin, Monique Dagnaud nous fournit une dernière
conception statistique : "la conception la plus simple de la
déviance est essentiellement statistique : est déviant ce qui
s'écarte trop de la moyenne".
Dans l'organisation "à l'arrache", c'est la perception
qu'ont les organisateurs de leur activité qui m'est transmise par leur
discours, une perception directe de ce qu'ils font par rapport à ce
qu'ils pensent être la perception qu'ont les autres de leur
activité. "Je considerai la déviance comme le produit d'une
transaction effectuée entre un groupe social et un individu qui, aux
yeux du groupe, a transgressé une norme"38.
L'étiquette "déviant" n'est pas uniquement attachée
à un individu par le groupe social lorsque cet individu transgresse une
norme édictée par le groupe mais résulte du produit
d'intéractions sociales et de rapports sociaux entre cet individu et le
groupe social. Ainsi cette conception de la déviance intègrera ce
que pensent les organisateurs du respect ou de la transgression des normes par
rapport à ce qu'ils croient être la perception et le jugement des
autres qui les ont produites.
Mais dans une société, il peut exister plusieurs
instances productrices de normes. "Les sociétés modernes ne
sont pas des organisations simples où la définition des normes et
leur mode d'application dans des situations spécifiques ferait l'objet
d'un accord unanime"39 (Becker H.S., 1985). On peut d'ailleurs
distinguer tout de suite les normes juridiques et les normes morales qui
peuvent obéir à des légitimités différentes.
Les normes juridiques sont une sorte de synthèse ou de compromis
fixé entre les normes morales des différents groupes d'une
société en fonction des pouvoirs de chaque groupe sur ces normes
juridiques. Dans notre société, les jeunes mineurs ne peuvent pas
faire valoir directement leurs points de vue. On peut toutefois envisager le
corpus de normes de la jeunesse puisqu'il constitue un objet de recherche de la
part des adultes. Dans La Teuf, la fête est une valeur
particulière de la jeunesse : "La fête acquiert une place de
choix parmi les activités préférées des jeunes : 33
% des 15-24 ans citent "la fête" parmi les loisirs qui ont le plus
d'importance pour eux"40 (Dagnaud M., 2008). Voyons à
présent les normes juridiques encadrant les fêtes techno.
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