Chapitre premier :
Idéal-typification des organisations de
soirées
techno et le problème de l'usage des
typologies
I. L'intérêt d'une
idéal-typification
Pour construire un objet de science, j'ai rattaché les
organisations particulières dans l' "organisation" avec tout ce que
chacune comprenait d'éléments spécifiques. Ensuite, il a
fallu classer tout ces éléments de manière à y
apporter une logique scientifique. Au moyen de la sélection, j'ai
réussi à dégager les éléments les plus
pertinents pour tracer des figures plus typifiées.
Bien entendu aucune organisation particulière ne
correspond à un type conceptualisé. Le travail du chercheur n'est
pas de restituer à chaque interlocuteur ce qu'il fait au plus proche de
ce qu'il pense qu'il fait mais de clarifier une situation pour que celle-si
soit plus compréhensible pour tous. Ainsi, il convenait de puiser chez
un père de la sociologie, Max Weber, le concept d' "idéal-type",
afin de mieux mettre en évidence les figures les plus repérables
de l'organisation de soirées techno. Idéaliser en partie les
données reccueillies permet de faire la distinction
d'éléments, qui, dans la réalité, sont
imbriqués par rapport aux institutions et aux comportements des
individus.
"L'idéal-type est un tableau de pensée, il
n'est pas la réalité historique, ni surtout la
réalité "authentique", il sert encore moins de schéma dans
lequel on pourrait ordonner la réalité à titre exemplaire.
Il n'a d'autre signification que d'un concept limite purement idéal,
auquel on mesure la réalité pour clarifier le contenu empirique
de certains de ses éléments importants, avec lequel on la
compare"29 (Blin T., 1995). L'idée
développée par Thierry Blin concourt aux précautions que
doit prendre le chercheur lorsqu'il mobilise un tel outil pour à la fois
comprendre la réalité et transmettre sa réflexion. Ainsi,
pour éviter la démarche réductionniste consistant à
ne voir la réalité qu'au regard de l'idéal-type, son
auteur a le devoir d'expliciter le résultat de son enquête de
terrain, le déroulement de sa pensée et l'objectif d'une telle
entreprise.
La typologie que je vais proposée s'éloigne
cependant quelque peu de la "pureté" exigée par l'idéale
typification. Elle rend compte à la fois d'une typologie mise en
évidence par les recherches accomplies sur la fête techno et d'une
autre typologie mise en évidence sur les musiques populaires. Nous
allons donc tout d'abord présenter ces deux typologies avant de tenter
d'en construire une qui conceptualise les organisations de fêtes techno
observées.
II. L'usage de typologies antérieures pour
construire une typologie de l'organisation de la fête techno
Stéphane Hampartzoumian distingue deux types de mouvements
techno distincts sur le critère du rapport à la loi à la
suite de la rupture du mouvement techno en 1996. "Appelons
sédentaire la
29 Blin T., Phénoménologie et
sociologie compréhensive sur Alfred Schütz, L'Harmattan, 1995,
p.88
première tendance du mouvement techno qui oeuvre
à institutionnaliser la techno, et nomade la seconde tendance qui oeuvre
à désinstitutionnaliser la techno. Cette distinction conceptuelle
empruntée à Gilles Deleuze et Félix Guattari permet de
mieux penser cette complexité interne du mouvement
techno."30 La tendance nomade se définit donc par le
caractère clandestin des fêtes techno et la défiance envers
toute autorité. Elle est appelée "nomade" car le mode de vie
nomade est un obstacle à son institutionnalisation. "La fête
techno nomade est délibéremment une effraction et une infraction,
elle ne s'autorise que d'elle-même31 ". La tendance
sédentaire promeut au contraire l'institutionnalisation du mouvement
techno et le dialogue avec les autorités, notamment par
l'intermédiaire de représentants. "Processus voulu autant par
les institutions, qui préfèrent intégrer le
phénomène techno plutôt que de le voir se développer
en dehors de leurs compétences, et de la part d'une partie des acteurs
techno qui aspirent légitimement à se professionnaliser"
(Hampartzoumian S., 2004). À la différence de
Stéphane Hampartzoumian, je pense qu'il convient de distinguer deux
types dans la tendance techno sédentaire car elle n'est pas
unifiée. Dans son travail, il distingue ces deux grandes tendances mais
ne centre pas sa recherche sur le mouvement techno institutionnalisé.
Une autre typologie est me semble pertinente pour comprendre
l'organisation de fêtes techno. Celle- ci conceptualise l'intervention
des politiques publiques dans les musiques populaires. Dans un article,
Gérôme Guibert distingue trois types de médiation
correspondant à trois logiques traversant la production des musiques
populaires. La première est l'économie de marché.
Dès la Troisième République, un marché de la
culture se met en place dans les musiques populaires qu'il produit et exploite
avec l'aide de l'Etat. La deuxième est celle de l'action des politiques
culturelles dans ces musiques depuis l'arrivée de Jack Lang au
Ministère de la Culture en 1981. L'apparition de la Techno Parade
à Paris en 1998 est de cet ordre. Il définit entre ces deux
pôles une zone non-aidée revendiquant une production
contre-culturelle qu'il qualifie d' "underground" et que l'action politique
tente d'investir depuis le second septennat mitterrandien32.
"Cela donne lieu à l'apparition d'un nouveau mode de
médiation musicale, original, un « tiers-secteur ». Les
nouvelles structures aidées, issues de l'underground, se
définissent, en effet, comme défendant une logique privée
non lucrative, associative. Ni entreprise capitaliste, ni institutions
publiques, ces structures sont en partie financées par des
subventions". Ce dernier est une zone de transition d'un pôle
à l'autre 33 (Guibert G., 2005).
La musique techno est devenue un style prisé par les
jeunes générations de "fêtards". Au-delà, on
30 Hampartzoumian S., op. cit., p.212 :
l'empreint de Stéphane Hampartzoumian à Gilles Deleuze et
Félix Guattari est tiré de leur ouvrage, Mille Plateaux, Paris,
Editions de Minuit, 1994, p.592.
31 Hampartzoumian S., op. cit., p.216
32 Je reviendrais sur cette notion d' "underground culturel" dans
la partie IV du Chapitre 2 (p. 40)
33 Guibert G., op. cit.
entend ce style dans des lieux où l'on ne l'aurait
jamais soupçonné : à la télévision, dans les
supermarchés, dans les bars.. .Les professionnels de la fête, les
discothèques et les boîtes de nuit en chefs de file, mais d'autres
encore se sont rués sur cette évolution des goûts et ont
enclenché la commercialisation de ce style de musique. De plus, comme le
prévoyait Stéphane Hampartzoumian, de nombreux acteurs du
mouvements techno sont parvenus à se professionnaliser dans ce secteur
culturel. Je traiterais d'ailleurs le cas de Julien qui a créé
une maison de disques sous forme d'entreprise.
On peut par conséquent rapprocher une partie de la
tendance institutionnelle de la fête techno au producteurs de musiques
populaires du tiers-secteur et l'autre. En croisant ces deux typologies, trois
figures de l'organisation apparaissent : l'organisation clandestine,
l'organisation institutionnalisée non-lucrative et l'organisation
institutionnalisée commerciale.
III. Usage figé versus usage dynamique de
l'idéal-typification
Toutes les organisations rencontrées au cours de
l'enquête sont des organisations de type "sédentaire",
contrairement à la tendance "nomade" étudiée par
Stéphane Hampartzoumian. La recherche de Stéphane Hampartzoumian
a eu lieu au début de la décennie 2000 et au début du
processus d'institutionnalisation du mouvement techno et ne rend pas compte de
l'organisation de fêtes techno telle que je l'ai observé. Comme il
l'explique son "choix de cet aspect particulier du phénomène
techno s'impose moins par goût que par un souci d'efficacité
heuristique. En effet, la radicalité de la tendance nomade du mouvement
techno permet d'offrir un objet d'une radicale lisibilité au sociologue.
Notons que cette lecture sociologique est plus difficile, mais tout aussi
possible à faire avec la tendance sédentaire"34
(Hampartzoumian S., 2004). Il est important de noter que sa typologie sert des
objectifs dans les limites de son enquêtes et de sa réflexion.
À vouloir mieux penser la réalité par les
idéaux-types, le risque de mal en rendre compte apparaît. Entre
les deux grands types, la fête techno nomade et la fête techno
sédentaire retenus par le GREMES, je cherche à en montrer un
troisième, celui correspondant à la "fête techno loisir".
En effet, l'intention des organisateurs est à prendre en compte lorsque
l'on définit les deux types de fête. Les organisateurs,
agissent-ils nécessairement par rapport à la loi ? Certains ne
s'accomodent-ils pas des procédures pour organiser des fêtes sans
toutefois vouloir se professionnaliser ? Je chercherai ainsi à mettre en
évidence entre le traveller et le businessman, la
figure de l'amateur-pratiquant de la fête techno.
Au cours de l'enquête, seulement deux organisateurs
s'étaient professionnalisés dans le milieu
34 Hampartzoumian S., op.cit. p.223
techno et un seul dans la fête techno. Les autres sont
des organisateurs "ni ni", donc peut-être des amateurs-pratiquants. En
revanche, je ne cherche pas ici à quantifier la présence de
l'amateurisme dans la fête techno mais simplement montrer que cette
logique d'organisation existe au même titre que les deux autres. Et bien
que des organisations soient sédentaires et légalement
enregistrées, les soirées qu'elles organisent n'ont pas toujours
été et ne sont pas toujours légales. Ensuite, une
organisation peut très bien avoir une finalité non-lucrative et
employer des techniques commerciales dans son activité. Enfin, la
finalité commerciale d'une autre peut très bien être
poursuivie par des moyens non commerciaux. On peut donc affirmer que mon
terrain est lié avec et se situe entre les deux grandes tendances. Par
conséquent, les distinctions précédemment exposées
ne constituent pas le cadre d'analyse figé qui permettrait comme par
"subsomption" de rendre compte des situations observées dans mon
enquêtes de terrain, ni de bâtir un cadre d'analyse pertinent pour
la sociologie. En revanche, ces distinctions seront utiles pour construire
a posteriori le cadre d'analyse dans un ajustement avec les
données d'enquête. Je décide donc de faire un usage
dynamique de l'idéal typification effectuée par les recherches
antérieures.
IV. Une typologie ad hoc
Plutôt que de rejetter le concept d'idéal-type
dans sa globalité, j'ai construit une typologie qui me semble rendre
mieux compte de la réalité du terrain. Comme je l'ai
déjà précisé plus haut, ce travail de terrain
n'avait pas vocation à observer toutes les manières possibles
d'organiser une fête techno, mais de reccueillir des manières de
faire d'organisateurs rencontrés. "Les relations établies
sont considérées de manière privilégiée sous
un certain angle, la modélisation est dépendante du réel
étudié mais aussi de tout le stock de connaissance disponible, et
pour les besoins de la recherche en cours, elle va en accentuer certaines
caractéristiques, en laisser d'autres dans l'ombre"35
(Watier P., 2002). Ma démarche ne se trouve pas si
éloignée de l'idéal-typification. Avant de montrer quelle
est cette typologie, il faut tout d'abord circonscrire le pan du réel
observé.
Sept des huit organisations que j'ai rencontrées
étaient implantées dans les Pyrénées Orientales.
Leur rayon d'action dépasse ces frontières, mais elles ne
s'aventurent pas au-delà de la Catalogne Sud et de l'Aude. Une
organisation est implantée à Grenoble. Un partenariat avec une
organisation des Pyrénées Orientales y expliquait sa
présence. Ensuite, elles sont toutes des associations à
l'exception d'une qui est une maison de disques. Des clubs et salles de
concerts seront cités mais seulement lorsqu'il s'agit de partenariats
avec les organisations visées. J'aurais pu presque les inclure dans la
deuxième figure des organisateurs, mais cela aurait été
insuffisant pour les comprendre
35 Watier P., op. cit., p.115
puisque je n'aurais eu aucun point de comparaison, et puis un
classement arbitraire aurait été réducteur. Pourquoi
réducteur ? Parce que ces organisations n'ont pas cherché
à appartenir à une figure, que le choix de leur fonctionnement
dépend de leurs valeurs, de leurs histoires et de leurs pratiques. Je
propose donc d'analyser les organisations à l'aune d'une typologie
proche des précédentes mais construite ad hoc, par
ajustement progressif à la spécificité de mes
données. Nous verrons tout d'abord qu'organiser une soirée
"à l'arrache" perpétue des pratiques rattâchées aux
"premières heures" du mouvement techno et nous tenterons de comprendre
pourquoi les problèmes rencontrés poussent les organisateurs
à s'institutionnaliser. L'organisation "dans les règles de
l'art", sera la deuxième figure de cette typologie. Elle exprimera la
tendance qu'ont de plus en plus d'organisateurs à respecter les
règles établies par les autorités publiques pour
éviter les risques de la clandestinité, mais également de
se responsabiliser lorsque l'on veut être organisateur de soirée
techno. Enfin, la troisième figure est celle de l'organisation
"entrepreneuriale", celle qui recherche dans les techniques d'entreprises
commerciales les moyens de mener à bien l'organisation de ces
soirées.
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