2. Le rôle des interactions entre pairs pour les
apprentissages
Les apprentissages réalisés par les enfants
dépendent du développement de l'organisme en interaction avec de
multiples facteurs. En effet, selon l'approche piagétienne, certains
apprentissages sont impossibles avant que les structures impliquées ne
soient suffisamment développées (Baudier et Celeste, 2002).
Cependant le développement n'est pas exclusivement de
nature maturationnelle. Les interactions de tutelles avec les adultes où
les interactions entre pairs jouent également un rôle primordial
au cours du développement de l'enfant. Ainsi lorsque le
développement organique est suffisant la richesse des interactions
permet de favoriser les apprentissages.
2 .1 Les interactions de tutelle avec
l'adulte
Les nourrissons présentent des compétences
précoces, voire innées, mais qui sont nécessairement
relayées par des interactions avec leur environnement. Les interactions
se mettent en place dès la naissance par les contacts visuels avec la
mère et les soins portés au nourrisson. Winnicott (1992)
décrit ces premiers contacts mère-enfant par les termes de
« holding » et de « handling ». La
façon dont la mère porte et soigne son enfant joue un rôle
important dans les relations que l'enfant entretiendra avec le monde par la
suite.
Dans la continuité, l'intersubjectivité primaire
puis secondaire définie par Trevarthen (2003) décrit
l'évolution et la complexification des interactions entre l'enfant et la
mère. Dans un premier temps, lors de l'intersubjectivité
primaire, l'enfant et sa mère établissent une relation
principalement visuelle organisée autour des états
émotionnels sans laisser de place aux éléments de
l'environnement. Par la suite, à partir de huit ou neuf mois,
l'attention peut s'appuyer sur la désignation et l'observation d'un
objet. L'intersubjectivité secondaire marque donc le passage d'une
relation dyadique vers une relation triadique au cours de laquelle le regard du
nourrisson peut passer successivement de sa mère à un objet
qu'ils observent ensemble. L'attitude d'un bébé vis-à-vis
d'un objet présenté par les parents dépend en grande
partie de l'expression des parents lors de la présentation de cet objet
(Bradmetz, 1999). Ces interactions constituent un outil important pour la
délimitation des limites corporelles et la mise en place des relations
avec autrui chez le nourrisson. La délimitation des frontières du
corps étant indispensable à l'acquisition d'une théorie de
l'esprit.
Les travaux de Bruner (1983) soulignent également
l'importance des relations entre la mère et l'enfant pour le
développement de nombreuses fonctions comme le langage. La mise en place
de jeux précoces entre la mère et l'enfant comme le jeu du
« coucou » au cours duquel la mère cache et
découvre son visage puis celui de l'enfant occupe une place centrale.
Ce jeu développe des routines ou des scripts qui préfigurent les
tours de parole du langage. Cette activité souligne le rôle de la
mère qui dans les premiers temps adapte ses comportements et ses
productions verbales aux comportements du bébé afin d'assurer le
maintien et la régulation de la relation de communication. Par la suite
l'enfant devient progressivement sensible à l'existence de règles
du jeu. Il participe plus activement au déroulement des échanges
et devient même capable d'exercer un contrôle sur les
échanges en modifiant les règles par exemple (Bruner, 1983).
Au-delà de l'apprentissage de règles,
l'utilisation de ces routines liées au jeu peut permettre à
l'enfant de commencer à situer une limite entre le réel et le
faire semblant. De même, l'anticipation des comportements peut aider
l'enfant à percevoir les états mentaux de son compagnon de jeu et
sa propre activité mentale (Baudier, 2002).
Le rôle de l'adulte est primordial dans l'étayage
de l'enfant pour la résolution de problèmes. Bruner emprunte
à la linguistique l'expression suivante : « la
compréhension de la solution doit précéder sa
production ». L'adulte connaissant la réponse va pouvoir
expliquer la démarche qui permettra à l'enfant d'arriver à
la solution. Il guidera également les tentatives de l'enfant
jusqu'à la réussite par la construction de
« formats » qui encadrent les actions des enfants (Bruner,
1983). L'adulte va ainsi limiter la distraction de l'enfant en maintenant son
attention centrée sur le problème à résoudre. Il
assure une convergence constante entre son attention et celle de l'enfant au
cours de l'interaction. L'adulte va également fournir des moyens pour
résoudre le problème en orientant les activités de
l'enfant lorsque le but à atteindre ou les moyens à utiliser ne
sont pas bien identifiés. Afin de limiter la difficulté de la
tâche, l'adulte propose des problèmes pour lesquels l'enfant
possède les outils nécessaires à sa résolution
même s'il est incapable de le résoudre seul. L'adulte va par
conséquent mettre l'enfant en situation de réussite face à
de nouvelles tâches de difficulté croissante.
2.2 Vygotsky et la zone de développement
prochain
La théorie historico-culturelle
développée par Vygotsky a permis de mieux rendre compte de
l'influence des interactions sociales sur le développement de
l'individu. Il part d'un constat simple : les propriétés
organiques ou biologiques de l'espèce humaine n'ont pas ou peu
évolué depuis plusieurs centaines de milliers d'années.
L'évolution de l'espèce humaine est donc avant tout liée
aux interactions sociales au sein des différentes cultures. En partant
de ce postulat, l'acquisition de nombreux concepts au cours de
l'ontogenèse ne peut s'expliquer qu'en replaçant le
développement de l'enfant dans le cadre du développement des
sociétés humaines. Les règles qui régissent
l'emploi des outils dans différents domaines d'action sont
données à travers un code social qui constitue la pratique d'une
culture.
Vygotsky développe plusieurs concepts au sein de sa
théorie afin d'expliquer le développement de l'enfant au cours
des apprentissages. Il introduit le terme d'outils psychologiques qui
permettent à l'enfant d'opérer sur ses propres
représentations en les recombinant en fonction des buts qu'il s'assigne.
Le développement de l'enfant va donc nécessairement être
associé à une modification de ses outils psychologiques.
L'acquisition de nouveaux outils psychologiques permet une transformation des
conduites et ainsi une meilleure adaptation aux problèmes auxquels
l'enfant est confronté.
Les apprentissages ne se font cependant pas sans condition.
Toutes les interactions ne sont donc pas à l'origine d'un
apprentissage. L'interaction est favorable aux apprentissages lorsque les
informations fournies par l'adulte ou par l'enfant en interaction sont
intelligibles pour l'enfant de niveau de développement le plus bas. Au
cours de ces interactions, les enfants de niveau inférieur sont capables
de réussir des problèmes qu'ils ne pourraient résoudre
seuls. Vygotsky vient ainsi à définir la zone de
développement prochain (ZPD) comme « la distance entre le
niveau de développement actuel tel qu'on peut le déterminer
à travers la façon dont l'enfant résout des
problèmes seuls et le niveau de développement tel qu'on peut le
déterminer à travers la façon dont l'enfant résout
des problèmes lorsqu'il est assisté par l'adulte ou avec d'autres
enfants d'un niveau plus avancé » (Vygotsky, 1978 in Bruner,
1983). Les interactions sont donc à l'origine d'apprentissages
lorsqu'elles se déroulent dans la zone de développement
prochain.
Cette zone de développement prochain peut expliquer une
corrélation connue entre la place de l'enfant dans la fratrie et
l'âge moyen d'acquisition de la théorie de l'esprit : Les
puînés des fratries accèdent à la théorie de
l'esprit plus précocement que les enfants uniques ou les
aînés de la fratrie. Les enfants légèrement plus
âgés présents dans l'entourage proche influencent donc
probablement l'acquisition de la théorie de l'esprit.
Vygotsky considère que « L'apprentissage
humain présuppose une nature sociale et un processus par lequel les
enfants grandissent dans la vie intellectuelle de ceux qui les
entourent » (Vygotsky, 1978 in Bruner, 1983). Le langage et les
activités des enfants plus âgés prennent en compte les
états mentaux. Ainsi, au cours des interactions avec les
aînés de la fratrie, les enfants plus jeunes participent à
des jeux qui intègrent les états mentaux. Ce qui peut être
à l'origine de la précocité relative de leur acquisition
de la théorie de l'esprit.
L'étude du langage et en particulier de la forme de
langage adoptée par les adultes qui s'adressent aux nourrissons et aux
enfants indique qu'aux cours des interactions de tutelles, les adultes tendent
à se placer spontanément dans la zone de développement
prochain de l'enfant. Plusieurs modifications peuvent être
observées dans les productions langagières adressées aux
enfants comme l'accentuation des intonations qui vont faciliter la
compréhension de la phrase ou la diminution de la longueur des phrases
par exemple. En adoptant ce mode de communication, les adultes tentent de
s'adapter au niveau de leur interlocuteur mais en se plaçant
légèrement au dessus de ce que l'enfant est capable de produire
seul. Malgré cette différence entre le niveau de langage de
l'adulte et celui de l'enfant, l'enfant est capable de comprendre ces
énoncés légèrement plus complexes que ceux qu'il
peut produire seul. Cette capacité est parfaitement illustrée par
la différence entre le vocabulaire compris par l'enfant et celui qu'il
utilise. Le vocabulaire compris est bien plus riche que celui
utilisé.
Le développement cognitif pour Vygotsky suit un cadre
théorique précis pour lequel les apprentissages se font en deux
temps. Tout d'abord au niveau social par les interactions de tutelles ou avec
les pairs puis au niveau individuel. « Chaque fonction
psychologique apparaît deux fois au cours du développement de
l'enfant : d'abord comme activité collective, sociale et donc comme
fonction interpsychique puis elle intervient une seconde fois comme
activité individuelle, comme propriété intérieure
de la pensée de l'enfant comme fonction intrapsychique »
(Vygotsky, 1933 ou 1934/1985 in Brossard, 2004). Nous intégrons, en les
transformant, les conduites sociales mises en place avec autrui au cours des
intéractions dans la zone de développement prochain. Ces
nouvelles acquisitions permettront le développement de nouveaux concepts
à partir des concepts préexistants chez l'enfant. Les
apprentissages entraînent donc le développement qui peut
être décrit comme une réélaboration des concepts
antérieurs.
2.3 La place de l'imitation dans les
apprentissages
Selon les dyades, les interactions ne sont pas
équivalentes. Elles vont bien évidemment se complexifier et
s'enrichir lorsque l'âge des enfants augmente. Mais au sein d'un
même groupe d'âge les dynamiques interactives peuvent varier.
Plusieurs type d'interactions ont été mises en évidence
(Gilly, Fraisse et Roux, 1998 in Soidet, 2006). Les dynamiques les plus
efficaces semblent être les confrontations contradictoires des
idées au cours desquelles se met en place un conflit socio-cognitif. Les
situations de co-construction de la réponse semblent elles aussi
efficaces. Par contre les situations basées sur la domination sociale
d'un des sujets ont été évaluées comme
inefficaces.
Vis-à-vis de ces différentes situations,
l'imitation possède un statut particulier. L'imitation rassemble sous un
même terme des activités très différentes.
L'imitation peut soit correspondre à une reproduction à
l'identique de l'action ou de la réponse du tuteur, soir décrire
une reprise de l'action du modèle mais en l'adaptant à la
situation à laquelle le sujet est confronté. Cette seconde
situation est la seule qui puisse être considérée comme
l'acquisition d'un nouvel outil cognitif. Bruner compare ce type d'imitation
à une paraphrase et préfère l'expression
« apprentissage par observation » à celle
d' «imitation » (Winnykamen, 1990).
Dans ce cas l'imitation peut être
considérée comme une interaction implicite qui peut
générer un conflit cognitif chez le tutoré. En observant
ou en imitant les choix ou les actions du tuteur, le tutoré va
assimiler ces actions et les comparer à celles qu'il a ou qu'il aurait
planifié. Cette incohérence possible entre ses actions et celles
du tuteur peut l'amener à modifier son mode de raisonnement. Cette
modification n'est efficace que si la compréhension de l'origine de la
différence permet une réélaboration cognitive. Quelques
données expérimentales soutiennent ce rôle positif de
l'imitation : Des progrès ont été observés
chez des enfants de 5 ans pour des activités d'emboîtement de
classe par simple observation d'un expert (Winnykamen, 1990).
L'imitation semble donc intervenir dans les acquisitions de
nouveaux concepts conjointement au conflit sociocognitif ou à la
coélaboration. Au-delà de ce rôle pour les apprentissages,
l'imitation présente également un rôle important au niveau
relationnel entre pairs.
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