1.3 Accéder à une théorie de
l'esprit
Différentes approches théoriques ont
été proposées pour expliquer les transformations
cognitives qui se produisent chez l'enfant lorsqu'il accède à une
théorie de l'esprit (Hale, 2003). La validation de ces différents
modèles est difficile compte tenu de la difficulté
d'accès, par des méthodes expérimentales, aux processus
mis en oeuvre par l'enfant. La validité du modèle dépend
donc le plus souvent de sa capacité à rendre compte des
observations et des résultats expérimentaux tirés des
différentes épreuves proposées aux enfants. La remarque
suivante d'Astington permet ainsi de relativiser les divergences entre les
différents modèles : « que la découverte de
l'esprit mène les enfants vers un état de compréhension
supérieur ou qu'elle les fasse passer d'un état de
compréhension implicite vers un état plus explicite, il s'agit
dans tous les cas d'un processus développemental très
important » (Astington, 1999)
Notre démarche s'inscrit dans le cadre de la
« théorie de la théorie », qui postule que
l'accès à la théorie de l'esprit repose sur des
réélaborations conceptuelles chez l'enfant au cours de son
développement vers l'âge de cinq ans. Avant cet âge, la
théorie de l'esprit n'est pas en place.
L'enfant a très précocement conscience de
nombreuses manifestations de la pensée chez lui et chez autrui.
Dès l'âge de trois ans les enfants savent par exemple
différencier la réalité des représentations. Ils
sont en effet capables de différencier les propriétés
d'une image mentale de chien d'un vrai chien. (Flavell, 1995 in Flavell, 1999).
Les enfants sont également capables d'attribuer certains états
mentaux à eux-mêmes et à autrui. Ils ont la capacité
d'exprimer leur peur et de l'identifier à partir des comportements
observés. L'analyse de leurs propres états mentaux semble plus
facile que ceux des autres mais avec de nombreuses limites. Comme nous l'avons
vu, les enfants sont par exemple incapables de décrire leurs propres
états mentaux passés lorsque ceux-ci ont subi des modifications.
Leurs représentations et l'expression de leurs états mentaux
semblent donc directement reliées au réel et à
l'instant.
L'apparition des mensonges à partir de l'âge de
deux ans marque un progrès important de la prise en compte des
états mentaux d'autrui. L'utilisation du mensonge marque une prise de
distance entre le contenu du discours et la réalité pour
l'enfant. Il essaye d'agir sur le comportement d'autrui en modifiant les
informations qu'il met à la disposition de son interlocuteur ce qui peut
préfigurer la prise de conscience de la notion de représentation.
Le mensonge est cependant utilisé sous une forme très
rudimentaire puisque l'enfant ne tient pas compte lors de la formulation
de son mensonge des autres données à la disposition de son
interlocuteur.
Mais l'accès à la théorie de l'esprit ne
peut se résumer à la maîtrise de ces capacités
précoces. Nous avons bien vu que chacune présente des limites qui
soulignent une acquisition incomplète. Par exemple, les enfants peuvent
percevoir et identifier la peur chez autrui mais ne peuvent concevoir la peur
comme une émotion provoquée par des facteurs qui varient selon
les individus et qui sont reliés aux croyances et aux émotions.
La théorie de l'esprit chez l'enfant implique
nécessairement le passage aux métareprésentations. Cet
accès aux métareprésentations ne se fait pas au même
stade de développement selon les modèles théoriques. Le
jeu symbolique occupe une place importante à l'origine de certaines
différences entre les théories qui interprètent
différemment le rapport entre jeu symbolique et théorie de
l'esprit. Les activités symboliques se mettent en place vers 18-24 mois.
Les plus simples correspondent à la simulation de l'utilisation d'un
objet comme servir le thé et boire ce thé fictif par exemple. Les
activités vont ensuite se complexifier en augmentant la
décontextualisation des activités jusqu'à la substitution
où un objet d'aspect totalement différent peut être
utilisé pour mimer l'utilisation d'un autre objet.
Leslie considère que le jeu symbolique atteste d'un
accès aux métareprésentations. Les
métareprésentations étant indissociables des
représentations secondaires. Pour jouer avec sa mère au
téléphone avec une banane, l'enfant doit se représenter
que sa mère « pretend » que la banane est
un téléphone (Reboul, 2000). Les enfants auraient donc
déjà accès à la théorie de l'esprit lorsque
le jeu symbolique se met en place. Les difficultés rencontrées
aux épreuves de fausse croyance pouvant être expliquées par
un développement insuffisant d'autres fonctions comme la capacité
de traitement des informations ou par l'utilisation d'heuristiques
inadéquates comme « prédire que l'agent va agir de
manière à satisfaire ses désirs » (Fodor, in
Bradmetz, 1999).
Leslie propose un modèle qui permet d'expliquer la
capacité précoce des enfants à participer au jeu
symbolique sans que leur compréhension du monde en soit modifiée.
Lorsqu'il est impliqué dans un jeu symbolique l'enfant sait que la
fonction qu'il attribue à un objet n'est pas sa fonction réelle.
Leslie vient à définir le module de théorie de l'esprit
(ToMM) qui permet à l'enfant de découpler les informations
liées au jeu symbolique. Les simulations se trouvent ainsi
séparée du monde réel (Leslie, 1984).
Mais d'autres études ont nuancé l'importance du
jeu symbolique en montrant que les enfants considèrent le
« pretense » davantage comme un processus physique
que comme un processus mental. Le jeu de faire semblant doit donc être
classé comme une action plutôt que comme une activité
mentale (Lillard 1996 in Bouchand, 1999)
Ainsi, pour Perner (1991), le jeu symbolique marque bien le
développement des représentations secondaires ou des
représentations découplées mais, contrairement à
Leslie, le jeu symbolique n'atteste en rien du développement des
métareprésentations. Au cours du jeu symbolique, l'enfant n'est
pas conscient des rapports qui existent entre les différents niveaux de
représentation. L'enfant est effectivement capable d'imaginer des
situations hypothétiques mais la séparation entre
représentation mentale et objet n'est pas encore en place. L'enfant n'a
pas encore conscience qu'un objet est utilisé pour en représenter
un autre.
L'accès aux métareprésentations n'est pas
indispensable puisque les représentations découplées sont
suffisantes pour expliquer les activités symboliques implicites. Les
représentations secondaires semblent donc dissociables des
métareprésentations ce qui peut expliquer la capacité de
certains autistes à participer à des activités symboliques
en situation d'étayage sans être pour autant capables de les
initier (Reboul, 2000).
Perner justifie cette capacité à mener des jeux
symboliques par le terme « prelief » (Perner,
Baker et Hutton, 1995 in Bradmetz, 1999). Le « prelief »
(synthèse de pretence et belief) permet le jeu
symbolique au cours duquel l'enfant fait « comme si » mais
sans pouvoir tenir compte et évaluer son attitude vis à vis du
jeu symbolique.
Gopnik compare le jeu symbolique à la lecture des
contes aux enfants. Il y a mise en place de l'activité symbolique avec
acceptation de la relation particulière entre l'objet et les
propriétés différentes qui lui sont attribuées mais
sans interrogation sur la nature de son adhésion à la
représentation découplée. Leslie reconnaît
également que l'enfant n'est pas conscient des représentations de
représentations et utilise par la suite le terme
« M-représentation » pour les décrire.
Avant le développement de la théorie de
l'esprit, les représentations sont reliées directement au
réel et ne sont pas accessibles à l'enfant qui ne peut les
manipuler mentalement. Le passage aux métareprésentations et
à l'attribution d'états mentaux est marqué par un
changement conceptuel chez l'enfant. Les représentations ne sont plus
strictement dépendantes du réel. Ce sont désormais des
intermédiaires entre connaissance et action (Gopnik, 1993 in Bradmetz
1999). L'enfant comprend que la connaissance suppose l'accès à
l'information ce qui lui permet de différencier les états mentaux
et les représentations des individus en fonction des informations dont
ils disposent.
La compréhension des états mentaux et des
comportements d'autrui est rendue possible par la prise en compte des croyances
et des désirs de l'enfant lui-même et de ceux qui l'entourent. Il
s'agit donc d'un progrès basé sur l'utilisation de
mécanismes inférentiels. Cette approche constructiviste insiste
sur le rôle des interactions qui permettent une
réélaboration constante des théories en fonction des
capacités de l'enfant afin de produire la réponse la mieux
adaptée à la situation.
L'interaction avec l'entourage joue donc un rôle
prépondérant dans le passage vers une théorie de l'esprit.
C'est par le biais des interactions que l'enfant va développer les
outils de cette nouvelle théorie. Gopnik suppose que l'observation des
attitudes d'autrui mène l'enfant à élaborer des
hypothèses, à utiliser des modèles permettant de rendre
compte des différents comportements. Ces hypothèses sont ensuite
adaptées au comportement propre de l'enfant et vont évoluer en
fonction de la complexité des problèmes ou des comportements
auxquels les enfants seront confrontés.
Au-delà de ces différentes théories
d'acquisition, la théorie de l'esprit met en jeu de nombreuses
capacités développées par l'enfant au cours de ses quatre
premières années de développement. Le développement
de la théorie de l'esprit semble corrélé à
l'acquisition de ces différentes fonctions parmi lesquelles les
capacités suivantes jouent un rôle primordial :
- La différenciation du moi du non moi
- La prise de conscience des états mentaux.
- Etre capable d'attribuer des états mentaux et une
Intentionnalité aux personnes.
- La capacité d'empathie.
- Différencier la réalité des
représentations internes du monde.
- Utilisation des organes des sens et du regard en particulier.
Cette importance est particulièrement marquée dans le
modèle modulaire de Baron-Cohen.
- L'observation d'autrui et des pairs.
- Le développement du langage.
|