Paragraphe 2 : Les enjeux éthiques, moraux,
philosophiques et religieux
Les manipulations génétiques soulèvent de
nombreuses questions d'ordre éthique. Le recours aux techniques de la
transgénèse est parfois considéré comme
illégitime d'un point de vue philosophique lorsque la
transgénèse heurte les conceptions que l'on peut avoir à
l'égard de la nature, ou religieux lorsque la trangénèse
est perçue comme un blasphème. Les expérimentations
biotechnologiques reposant sur la transgression des barrières
génétiques contredisent un ordre inscrit dans la conscience
collective et dont les racines peuvent être trouvées dans les
premières pages de la Bible : « La terre produisit de
la verdure : des herbes portant semence selon leur espèce, des
arbres donnant selon leur espèce des fruits contenant leur semence, et
Dieu vit que cela était bon » et plus
loin, « Dieu fit les bêtes sauvages selon leur
espèce, les bestiaux selon leur espèce et toutes les bestioles du
sol selon leur espèce, et Dieu que cela était
bon »148. Modifier artificiellement le vivant et
créer de nouveaux organismes ne sont pas des actes ordinaires et
certains y voient, la manifestation d'une volonté démiurgique
pernicieusement hérétique de l'homme, qui tend à
défier Dieu dans son absolutisme. La dimension culturelle et religieuse
du débat sur les OGM est d'autant plus prégnante qu'elle est
souvent subliminale. Au Mali par exemple, « OGM » en langue
Bambara se dit Bayèrè ma'shi c'est-à-dire
« mère nourricière
déformée » ; dans une conception animiste
très présente dans ce pays, sous un vernis simpliste, le
génie génétique consiste à prendre les gènes
d'une espèce pour les introduire dans une autre - de quoi susciter de
l'aversion à l'égard de cette pratique aux antipodes d'un
modèle culturel fortement teinté de sacralité, où
l'ordre naturel passe pour être un ordre intangible149.
Que dire des interdits totémiques dans les traditions
ou les religions ? Les OGM pourraient bien être perçus dans
certaines situations comme une violation de ces interdits, lesquels font
partie intégrante de certaines traditions ou religions. L'enquête
que nous avons réalisée dans le cadre de nos recherches nous a
permis de mesurer le de sensibilité accordé au sacré dans
le débat sur les OGM. En effet lorsqu'on entre dans la sphère du
sacré, le discours rationnel devient inopérant car les dogmes ne
se discutent pas. On y souscrit ou on n'y souscrit pas. De ce fait, on aboutit
à une certaine cristallisation des positions enlevant au débat
toute sa raison d'être. On présume qu'en Afrique en
général et en Côte d'Ivoire en particulier, les OGM auront
du mal à connaître le rayonnement qu'ils ont connu aux Etats-Unis
par exemple. La variable explicative de cette situation est l'emprise de la
tradition et de la religion sur les populations. Notre hypothèse de
départ s'est vérifiée sur le terrain. Sur un
échantillon de cent personnes choisies dans notre environnement
immédiat pour se prononcer sur les enjeux des OGM, seulement cinq pour
cent se sont prononcées en faveur des OGM, le reste constitué des
quatre vingt quinze pour cent a montré son aversion pour ces aliments
artificiels, évoquant ça et là des raisons liés aux
traditions et aux religions. Dans la religion musulmane, la consommation de la
viande de porc est interdite. Qu'adviendrait-il si des OGM mis sur le
marché contiennent des gènes de porc ? Cela serait
perçu comme un blasphème. Il en irait certainement de même
dans certaines traditions africaines où la consommation de certains
aliments est interdite.
Par ailleurs, l'irruption des OGM dans l'agriculture fait
ressurgir un vieux débat relatif aux différentes conceptions
autour des relations entre l'homme et la nature. Les OGM ravivent ainsi la
querelle philosophique entretenue par les naturalistes et les utilitaristes.
Pour les naturalistes, la nature prime sur l'homme. Cette approche dite
biocentrée, privilégie la préservation de la nature pour
elle-même indépendamment de son utilité pour l'homme, et
même au détriment des activités humaines. La nature a une
valeur intrinsèque, indépendante de l'usage qui peut en
être faite, et tous ses éléments, humains et non humains,
sont égaux en valeur intrinsèque. Au plan éthique, cela
signifie que l'homme est situé à égalité avec les
éléments non humains. Cette approche est anti-utilitariste et
profondément opposée à l'anthropocentrisme qui place
l'homme au-dessus de la nature150. Les partisans comme les
adversaires des OGM empruntent les uns et les autres des conceptions
philosophiques et religieuses pour défendre leur point de vue. Certains
opposants aux OGM critiquent leur application à la modification
génétique des végétaux et des animaux, tandis que
des partisans des OGM estiment qu'une conception de la nature fondée sur
la notion de « pureté génétique » est
suspecte. Si nous nous abstenons de faire une immixtion partisane dans les
querelles philosophiques, il nous est toutefois permis de nous interroger avec
Arsène Brice BADO sur certains aspects du problème :
La nature a-t-elle une valeur en soi, ce qui appellerait le
respect de la part de l'homme des principes naturels ? Ou n'a-t-elle
qu'une valeur utilitaire, auquel cas l'homme est habilité à la
modifier, à la transformer fondamentalement151 ? Ou
peut-être doit on grossièrement penser comme Francis BACON,
philosophe des sciences sociales, que « la nature est une femme
publique. Nous devons la mâter, pénétrer ses secrets et
l'enrichir selon nos désirs »152 ?
S'il est vrai que par son travail et son oeuvre, l'homme a
toujours transformé la nature en y procédant par artifice pour
produire de la « culture », ces transformations
s'inspiraient, en général, jusqu'à présent des
règles même de la nature : on pouvait encore parler de
l'homme et de la nature, juxtaposer l'homme à la nature, ce qui
conférait à l'homme une responsabilité et des devoirs
à l'endroit de la nature. Mais le génie génétique
qui permet de modifier la nature dans son essence, d'introduire de nouveaux
gènes dans certaines espèces, de modifier, voire de perturber
ainsi la biodiversité ne viole-t-elle pas la nature ? Pour Hillel
PARIENTE, l'arrivée des OGM fait entrer les pays africains, notamment le
Sénégal dans une sphère tout à fait inconnue et
engendre un bouleversement terrible au sein des populations qui,
jusque-là, suivaient le cours tranquille de leurs vies proches de la
« nature ». Que restera-t-il de l'évolution
naturelle de ces pays ? Des traditions et moeurs bafouées par une
soudaine occidentalisation ?153
Ne faut-il pas plutôt se départir de la vision
anthropocentrique pour reconnaître à la nature des droits propres,
le droit de chaque espèce de garder son identité ou son
intégrité génétique ? N'y a t-il pas urgence,
à côté des droits humains à promouvoir des droits de
la nature ?
Au-delà de cet aspect, les OGM soulèvent une
autre question d'ordre éthique, celle relative à la
brevetabilité du vivant. Est-il juste de breveter le
vivant au profit de quelques firmes ? Beaucoup se sont interrogés
sur les enjeux moraux du brevetage du vivant. Le sénateur Mark HATFIELD,
chef de file de la lutte contre le brevetage animal américain
résume ainsi la situation « le brevetage du vivant
soulève une question essentielle d'ordre moral, celle de la
vénération que doit inspirer la vie. Les prochaines
générations vont-elles adopter l'éthique de cette
politique du brevetage et percevoir la vie comme une simple usine chimique et
une invention qui n'a pas plus de valeur ou de signification que les produits
industriels ? Ou bien le sentiment de vénération
l'emportera-t-il sur la tentation de réduitre la vie, qui vient de Dieu,
à un simple objet de commerce ?»154. S'il
n'est pas douteux que les OGM soient des
« créations » nouvelles, elles le sont cependant
à partir d'organismes vivants, les gènes qui constituent le
patrimoine de l'humanité. Et le droit de propriété
intellectuelle sur les OGM peut-il être reconnu en ignorant
simultanément le droit des populations locales sur les ressources
génétiques de leur terroir ? Il est pourtant connu que les
pays en développement représentent quatre vingt dix pour cent des
ressources biologiques mondiales, mais que la presque totalité des
brevets appartient à quelques firmes du Nord.
La question de l'appropriation du vivant, des semences
notamment se combine avec des aspects d'ordre culturel. Dans certaines
civilisations, en Afrique ou en Inde, la semence est le premier maillon de la
chaîne alimentaire. Elle incarne la continuité de la vie et sa
reproductibilité, sa diversité biologique et culturelle. Pour les
agriculteurs de ces régions, elle n'est pas seulement la promesse des
plantes et de la nourriture à venir, mais représente leur culture
ancestrale et leur histoire. Elle est l'ultime symbole de la
sécurité alimentaire. L'échange des semences entre
agriculteurs est à la base du maintien de la biodiversité et de
la sécurité alimentaire. Cet échange repose sur la
coopération et la réciprocité. Celui qui veut
échanger des semences offre en général, en retour des
semences obtenues, une quantité égale provenant de son propre
champ. Le libre échange entre agriculteurs dépasse le simple
échange de semences et comporte aussi le partage d'idées et de
connaissances renforçant ainsi les liens d'amitié. Il s'agit du
cumul des traditions et des connaissances sur la façon de faire
fructifier les semences. Les agriculteurs se renseignent sur celles qu'ils
veulent cultiver en regardant la récolte pousser dans le champ du
voisin. La signification religieuse de la plante, ses propriétés
naturelles ...façonnent le savoir de la collectivité au sujet de
la semence et de la plante qui en sortira. Le riz paddy par exemple
possède un sens religieux presque partout en Inde et constitue un
élément essentiel de la plupart des festivals religieux de
même que l'igname a une signification symbolique chez le peuple Agni de
l'Est de la Côte d'Ivoire. Non seulement les semences jouent un
rôle important dans les rituels et les coutumes communautaires, mais
elles représentent également les connaissances accumulées
à travers les siècles, et comme elles reflètent les
options offertes aux collectivités, elles représentent leur
choix. La culture de la conservation et de l'échange des semences, aux
fondements de l'agriculture du tiers-monde est de nos jours menacée. Les
nouvelles technologies, comme celle de la révolution verte ainsi que des
biotechnologies agricoles dévaluent le savoir culturel et traditionnel
relatif aux semences et érodent le savoir holistique de la
collectivité. Si bien que la semence risque elle-même de
disparaître, son existence étant intimement liée à
ce savoir. Le processus d'érosion de ce riche savoir traditionnel
s'accélère avec l'universalisation des droits de
propriété intellectuelle par le système de l'OMC. De plus
en plus, des personnes opposent une vive protestation à l'encontre de la
prétendue stimulation de la créativité et de
l'inventivité par les brevets155. Pour Vandana
SCHIVA156, cette conception de la créativité à
l'occidentale, comme produit de systèmes faits pour protéger la
propriété intellectuelle, est une négation pure et simple
de la créativité telle qu'elle existe dans la nature, et de la
créativité qui obéit à d'autres motifs que le
profit dans les sociétés, tant industrialisés que non
industrialisés. Elle nie le rôle de l'innovation dans les cultures
traditionnelles. En effet, pour lui le mot «science» ne peut pas
renvoyer exclusivement à la science moderne et occidentale. Par sa
nature même, pense-t-il, le savoir est le fruit d'une entreprise
collective et cumulative. Fondé sur les échanges au sein de la
collectivité, il est l'expression de la créativité
humaine, ainsi bien individuelle que collective. Il doit donc englober les
systèmes employés à travers les cultures et les âges
pour produire la connaissance. Pourtant, les brevets sont des titres de
propriété intellectuelle privée et repose sur la fiction
d'une intervention scientifique à caractère purement individuel.
Il y a donc conflit entre cette façon de sanctionner l'innovation et la
créativité individuelles et la perception du savoir en tant
qu'entreprise collective.
Le brevetage du vivant appauvrit les sociétés
d'un point de vue moral et culturel. Avec les OGM, c'est la
problématique de la place de l'éthique dans la science qui est
mise en évidence. La bioéthique a-t-elle aujourd'hui de la voix
dans une société du productivisme maximaliste, qui bien souvent
malheureusement place le progrès scientifique au-dessus des autres
valeurs
sociales telles que l'éthique et la morale ? Le
Docteur Mae-Wan HO décrit à ce propos « le
marécage nauséabond qu'est devenue l'éthique en science
génétique » sous les assauts
répétés des industriels de la chimie qui veulent vendre
à tout prix leurs OGM. Il avertit que la seule motivation pour produire
et vendre les OGM, c'est le profit157.
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