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Les OGM face à la question de la sécurité alimentaire: controverse et dilemme

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par Jean-Paul SIKELI
Université Cocody Abidjan en partenariat avec le Centre de Recherche et d'Action pour la Paix - DESS droits de l'homme 2005
  

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Paragraphe 2 : Les enjeux éthiques, moraux, philosophiques et religieux

Les manipulations génétiques soulèvent de nombreuses questions d'ordre éthique. Le recours aux techniques de la transgénèse est parfois considéré comme illégitime d'un point de vue philosophique lorsque la transgénèse heurte les conceptions que l'on peut avoir à l'égard de la nature, ou religieux lorsque la trangénèse est perçue comme un blasphème. Les expérimentations biotechnologiques reposant sur la transgression des barrières génétiques contredisent un ordre inscrit dans la conscience collective et dont les racines peuvent être trouvées dans les premières pages de la Bible : « La terre produisit de la verdure : des herbes portant semence selon leur espèce, des arbres donnant selon leur espèce des fruits contenant leur semence, et Dieu vit que cela était bon » et plus loin, « Dieu fit les bêtes sauvages selon leur espèce, les bestiaux selon leur espèce et toutes les bestioles du sol selon leur espèce, et Dieu que cela était bon »148. Modifier artificiellement le vivant et créer de nouveaux organismes ne sont pas des actes ordinaires et certains y voient, la manifestation d'une volonté démiurgique pernicieusement hérétique de l'homme, qui tend à défier Dieu dans son absolutisme. La dimension culturelle et religieuse du débat sur les OGM est d'autant plus prégnante qu'elle est souvent subliminale. Au Mali par exemple, « OGM » en langue Bambara se dit Bayèrè ma'shi c'est-à-dire « mère nourricière déformée » ; dans une conception animiste très présente dans ce pays, sous un vernis simpliste, le génie génétique consiste à prendre les gènes d'une espèce pour les introduire dans une autre - de quoi susciter de l'aversion à l'égard de cette pratique aux antipodes d'un modèle culturel fortement teinté de sacralité, où l'ordre naturel passe pour être un ordre intangible149.

Que dire des interdits totémiques dans les traditions ou les religions ? Les OGM pourraient bien être perçus dans certaines situations comme une violation de ces interdits, lesquels font partie intégrante de certaines traditions ou religions. L'enquête que nous avons réalisée dans le cadre de nos recherches nous a permis de mesurer le de sensibilité accordé au sacré dans le débat sur les OGM. En effet lorsqu'on entre dans la sphère du sacré, le discours rationnel devient inopérant car les dogmes ne se discutent pas. On y souscrit ou on n'y souscrit pas. De ce fait, on aboutit à une certaine cristallisation des positions enlevant au débat toute sa raison d'être. On présume qu'en Afrique en général et en Côte d'Ivoire en particulier, les OGM auront du mal à connaître le rayonnement qu'ils ont connu aux Etats-Unis par exemple. La variable explicative de cette situation est l'emprise de la tradition et de la religion sur les populations. Notre hypothèse de départ s'est vérifiée sur le terrain. Sur un échantillon de cent personnes choisies dans notre environnement immédiat pour se prononcer sur les enjeux des OGM, seulement cinq pour cent se sont prononcées en faveur des OGM, le reste constitué des quatre vingt quinze pour cent a montré son aversion pour ces aliments artificiels, évoquant ça et là des raisons liés aux traditions et aux religions. Dans la religion musulmane, la consommation de la viande de porc est interdite. Qu'adviendrait-il si des OGM mis sur le marché contiennent des gènes de porc ? Cela serait perçu comme un blasphème. Il en irait certainement de même dans certaines traditions africaines où la consommation de certains aliments est interdite.

Par ailleurs, l'irruption des OGM dans l'agriculture fait ressurgir un vieux débat relatif aux différentes conceptions autour des relations entre l'homme et la nature. Les OGM ravivent ainsi la querelle philosophique entretenue par les naturalistes et les utilitaristes. Pour les naturalistes, la nature prime sur l'homme. Cette approche dite biocentrée, privilégie la préservation de la nature pour elle-même indépendamment de son utilité pour l'homme, et même au détriment des activités humaines. La nature a une valeur intrinsèque, indépendante de l'usage qui peut en être faite, et tous ses éléments, humains et non humains, sont égaux en valeur intrinsèque. Au plan éthique, cela signifie que l'homme est situé à égalité avec les éléments non humains. Cette approche est anti-utilitariste et profondément opposée à l'anthropocentrisme qui place l'homme au-dessus de la nature150. Les partisans comme les adversaires des OGM empruntent les uns et les autres des conceptions philosophiques et religieuses pour défendre leur point de vue. Certains opposants aux OGM critiquent leur application à la modification génétique des végétaux et des animaux, tandis que des partisans des OGM estiment qu'une conception de la nature fondée sur la notion de « pureté génétique » est suspecte. Si nous nous abstenons de faire une immixtion partisane dans les querelles philosophiques, il nous est toutefois permis de nous interroger avec Arsène Brice BADO sur certains aspects du problème :

La nature a-t-elle une valeur en soi, ce qui appellerait le respect de la part de l'homme des principes naturels ? Ou n'a-t-elle qu'une valeur utilitaire, auquel cas l'homme est habilité à la modifier, à la transformer fondamentalement151 ? Ou peut-être doit on grossièrement penser comme Francis BACON, philosophe des sciences sociales, que « la nature est une femme publique. Nous devons la mâter, pénétrer ses secrets et l'enrichir selon nos désirs »152 ?

S'il est vrai que par son travail et son oeuvre, l'homme a toujours transformé la nature en y procédant par artifice pour produire de la « culture », ces transformations s'inspiraient, en général, jusqu'à présent des règles même de la nature : on pouvait encore parler de l'homme et de la nature, juxtaposer l'homme à la nature, ce qui conférait à l'homme une responsabilité et des devoirs à l'endroit de la nature. Mais le génie génétique qui permet de modifier la nature dans son essence, d'introduire de nouveaux gènes dans certaines espèces, de modifier, voire de perturber ainsi la biodiversité ne viole-t-elle pas la nature ? Pour Hillel PARIENTE, l'arrivée des OGM fait entrer les pays africains, notamment le Sénégal dans une sphère tout à fait inconnue et engendre un bouleversement terrible au sein des populations qui, jusque-là, suivaient le cours tranquille de leurs vies proches de la « nature ». Que restera-t-il de l'évolution naturelle de ces pays ? Des traditions et moeurs bafouées par une soudaine occidentalisation ?153

Ne faut-il pas plutôt se départir de la vision anthropocentrique pour reconnaître à la nature des droits propres, le droit de chaque espèce de garder son identité ou son intégrité génétique ? N'y a t-il pas urgence, à côté des droits humains à promouvoir des droits de la nature ?

Au-delà de cet aspect, les OGM soulèvent une autre question d'ordre éthique, celle relative à la brevetabilité du vivant. Est-il juste de breveter le vivant au profit de quelques firmes ? Beaucoup se sont interrogés sur les enjeux moraux du brevetage du vivant. Le sénateur Mark HATFIELD, chef de file de la lutte contre le brevetage animal américain résume ainsi la situation « le brevetage du vivant soulève une question essentielle d'ordre moral, celle de la vénération que doit inspirer la vie. Les prochaines générations vont-elles adopter l'éthique de cette politique du brevetage et percevoir la vie comme une simple usine chimique et une invention qui n'a pas plus de valeur ou de signification que les produits industriels ? Ou bien le sentiment de vénération l'emportera-t-il sur la tentation de réduitre la vie, qui vient de Dieu, à un simple objet de commerce ?»154. S'il n'est pas douteux que les OGM soient des « créations » nouvelles, elles le sont cependant à partir d'organismes vivants, les gènes qui constituent le patrimoine de l'humanité. Et le droit de propriété intellectuelle sur les OGM peut-il être reconnu en ignorant simultanément le droit des populations locales sur les ressources génétiques de leur terroir ? Il est pourtant connu que les pays en développement représentent quatre vingt dix pour cent des ressources biologiques mondiales, mais que la presque totalité des brevets appartient à quelques firmes du Nord.

La question de l'appropriation du vivant, des semences notamment se combine avec des aspects d'ordre culturel. Dans certaines civilisations, en Afrique ou en Inde, la semence est le premier maillon de la chaîne alimentaire. Elle incarne la continuité de la vie et sa reproductibilité, sa diversité biologique et culturelle. Pour les agriculteurs de ces régions, elle n'est pas seulement la promesse des plantes et de la nourriture à venir, mais représente leur culture ancestrale et leur histoire. Elle est l'ultime symbole de la sécurité alimentaire. L'échange des semences entre agriculteurs est à la base du maintien de la biodiversité et de la sécurité alimentaire. Cet échange repose sur la coopération et la réciprocité. Celui qui veut échanger des semences offre en général, en retour des semences obtenues, une quantité égale provenant de son propre champ. Le libre échange entre agriculteurs dépasse le simple échange de semences et comporte aussi le partage d'idées et de connaissances renforçant ainsi les liens d'amitié. Il s'agit du cumul des traditions et des connaissances sur la façon de faire fructifier les semences. Les agriculteurs se renseignent sur celles qu'ils veulent cultiver en regardant la récolte pousser dans le champ du voisin. La signification religieuse de la plante, ses propriétés naturelles ...façonnent le savoir de la collectivité au sujet de la semence et de la plante qui en sortira. Le riz paddy par exemple possède un sens religieux presque partout en Inde et constitue un élément essentiel de la plupart des festivals religieux de même que l'igname a une signification symbolique chez le peuple Agni de l'Est de la Côte d'Ivoire. Non seulement les semences jouent un rôle important dans les rituels et les coutumes communautaires, mais elles représentent également les connaissances accumulées à travers les siècles, et comme elles reflètent les options offertes aux collectivités, elles représentent leur choix. La culture de la conservation et de l'échange des semences, aux fondements de l'agriculture du tiers-monde est de nos jours menacée. Les nouvelles technologies, comme celle de la révolution verte ainsi que des biotechnologies agricoles dévaluent le savoir culturel et traditionnel relatif aux semences et érodent le savoir holistique de la collectivité. Si bien que la semence risque elle-même de disparaître, son existence étant intimement liée à ce savoir. Le processus d'érosion de ce riche savoir traditionnel s'accélère avec l'universalisation des droits de propriété intellectuelle par le système de l'OMC. De plus en plus, des personnes opposent une vive protestation à l'encontre de la prétendue stimulation de la créativité et de l'inventivité par les brevets155. Pour Vandana SCHIVA156, cette conception de la créativité à l'occidentale, comme produit de systèmes faits pour protéger la propriété intellectuelle, est une négation pure et simple de la créativité telle qu'elle existe dans la nature, et de la créativité qui obéit à d'autres motifs que le profit dans les sociétés, tant industrialisés que non industrialisés. Elle nie le rôle de l'innovation dans les cultures traditionnelles. En effet, pour lui le mot «science» ne peut pas renvoyer exclusivement à la science moderne et occidentale. Par sa nature même, pense-t-il, le savoir est le fruit d'une entreprise collective et cumulative. Fondé sur les échanges au sein de la collectivité, il est l'expression de la créativité humaine, ainsi bien individuelle que collective. Il doit donc englober les systèmes employés à travers les cultures et les âges pour produire la connaissance. Pourtant, les brevets sont des titres de propriété intellectuelle privée et repose sur la fiction d'une intervention scientifique à caractère purement individuel. Il y a donc conflit entre cette façon de sanctionner l'innovation et la créativité individuelles et la perception du savoir en tant qu'entreprise collective.

Le brevetage du vivant appauvrit les sociétés d'un point de vue moral et culturel. Avec les OGM, c'est la problématique de la place de l'éthique dans la science qui est mise en évidence. La bioéthique a-t-elle aujourd'hui de la voix dans une société du productivisme maximaliste, qui bien souvent malheureusement place le progrès scientifique au-dessus des autres valeurs

sociales telles que l'éthique et la morale ? Le Docteur Mae-Wan HO décrit à ce propos « le marécage nauséabond qu'est devenue l'éthique en science génétique » sous les assauts répétés des industriels de la chimie qui veulent vendre à tout prix leurs OGM. Il avertit que la seule motivation pour produire et vendre les OGM, c'est le profit157.

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"Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait"   Appolinaire