Paragraphe 2 : Les enjeux de stratégie
géopolitique
Le débat sur les OGM remet en selle la
problématique des relations Nord-Sud et la querelle
idéologique qui la soutend. La question du brevetage du vivant dans les
relations commerciales contribue fortement à entretenir ce débat.
Vandana SCHIVA125 note à ce propos que dans l'histoire, le
brevet a pendant longtemps été utilisé comme un instrument
de conquête coloniale. Aujourd'hui, les brevets sont souvent
perçus par le tiers-monde comme des outils d'un néocolonialisme,
mais les puissances occidentales les assimilent à un « droit
naturel » ; un conflit naît ainsi de l'opposition entre
les DPI et les droits des communautés villageoises. Ce conflit est
curieusement entretenu par l'opposition marquée entre la convention sur
la biodiversité et l'accord sur les ADPIC. En effet, alors que la
convention de Rio, entrée en vigueur en 1993 entend promouvoir la
reconnaissance des droits des communautés locales et des populations
autochtones à leurs ressources biologiques, en se fondant sur le
« principe d'un partage équitable des avantages
découlant de l'utilisation des ressources génétiques,
l'accord sur les ADPIC, ne promeut pas le partage des profits mais la
privatisation des ressources
génétiques »126 . Plusieurs
observateurs du Sud voient dans la convention sur la biodiversité, un
moyen de contrebalancer les droits accordés par les ADPIC.
L'appropriation du vivant à travers les brevets est
considérée comme un acte de biopiraterie par les populations
autochtones du Sud qui estiment que l'accord sur les ADPIC favorise le vol de
leurs ressources naturelles. A ce propos, un rapport d'Action Aid indique que
soixante deux brevets « seraient reliés à la
biopiraterie (...), ceux-ci permettant à des entreprises de nations
riches d'exploiter des ressources aux dépens de paysans pauvres et
de leurs
Familles »127. Lors de la rencontre
ministérielle de Seattle, les représentants des pays du
tiers-monde ont exprimé de vives inquiétudes concernant les
droits relatifs à la propriété intellectuelle. Il est
affirmé dans l'une de leurs déclarations ceci :
« Certaines plantes que des peuples autochtones ont
découvertes et qu'ils cultivent et utilisent pour se nourrir, se soigner
ou s'adonner à leurs rituels sacrés ont déjà
été brevetées aux Etats-Unis, au Japon et en Europe. En
voici quelques exemples : l'aya-huasca, le quinoa et le sangre de drago,
qui poussent dans les forêts d'Amérique du Sud ; le kava,
dans le Pacifique ; le curcuma et le melon amer, en Asie.
Notre accès à la biodiversité environnante et le
contrôle que nous exerçons sur nos ressources
génétiques ainsi que sur notre savoir traditionnel et notre
héritage intellectuel sont menacés par l'Accord sur les ADPIC.
L'article 27,3(b) de cet accord autorise en effet le brevetage des formes de
vie et établit une distinction artificielle entre plantes, animaux et
micro-organismes. En ce qui nous concerne, ce sont tous là des formes et
des processus de vie qui sont sacrés et ne sauraient être
considérés comme une propriété
privée»128. Le problème de la
privatisation du vivant au moyen des brevets est aussi lié à
celui des OGM. Il est évident que la question des OGM n'est pas
réductible à celle des brevets et que réciproquement, la
problématique de la privatisation du vivant dépasse le domaine
strict de l'agriculture et de l'alimentation. Cette dernière question
touche également aux domaines de la santé et du
médicament. Le brevetage du vivant et les manipulations
génétiques constituent de véritables menaces pour les
droits des communautés de base.
Visiblement l'idée de transfert de technologie sert
souvent de prétexte à l'Occident pour drainer la technologie du
Sud vers le Nord. Les tentatives de mainmise sur l'héritage
génétique du tiers-monde en général, et
l'héritage génétique africain en particulier
participeraient d'un projet bien défini: il s'agit d'intégrer
dans la sphère de l'échange marchand, les pratiques
séculaires de gestion des écosystèmes et de la
biodiversité développées par les sociétés
locales, en particuliers les agriculteurs. Ces tentatives visent même
à subordonner ces pratiques à des règles commerciales
édictées au niveau mondial, bien souvent pour le
bénéfice des opérateurs privés. La connaissance des
ressources génétiques qu'ont acquises les paysans profite tant
aux habitants qu'aux entreprises du Nord. Cependant, les agriculteurs du Sud ne
touchent aucune « redevance » pour leur
« propriété intellectuelle ». Alors qu'il n'a
jamais été question que les agriculteurs acquièrent des
brevets sur les semences qu'ils améliorent, les transnationales, elles,
font breveter de nouvelles variétés qu'elles prétendent
avoir inventées alors que ce sont les paysans qui travaillent à
les mettre au point depuis des siècles. Les peuples autochtones se
sentent ainsi floués. L'exemple de biopiraterie dont on fait le plus
souvent cas est celui de la thaumatine, un édulcorant naturel
extrait des fruits d'un arbuste appelé katemfe
(thaumatococcus daniellii) qui pousse dans les forêts
de l'Afrique de l'Ouest et l'Afrique centrale. Depuis des siècles
apparemment, les populations de ces régions utilisent les fruits de cet
arbuste pour sucrer les aliments ou pour renforcer leur goût. Des
chercheurs de l'université d'Ifé au Nigeria ont découvert
que la protéine extraite de cette plante est environ deux mille fois
plus sucrée que le saccharose (le sucre ordinaire).
Depuis quelques années, la thaumatine est
utilisée par les industries de l'alimentation et de la confiserie dans
plusieurs pays. Plusieurs sociétés ont tenté d'utiliser la
technologie de l'ADN recombinant sur le gène producteur de la
protéine de la thaumatine. Beatrice Food, une firme
agroalimentaire a obtenu un brevet aux Etas-Unis pour le procédé
de clonage du gène dans la levure. Il semble également que des
chercheurs de la société Lucky Biotech Corporation et de
l'université de Californie ont reçu un brevet américain
pour tous les fruits, les semences et légumes trangéniques
renfermant le gène qui produit la thaumatine. A ce rythme, il
est fort probable que des plantations de katemfe ne seront
bientôt plus nécessaires ; les pays où le
katemfe est cultivé ne pourront alors même plus en
exporter les fruits129.
Les agriculteurs des pays en développement craignent
que le fait d'accorder des brevets sur des produits agricoles à des
sociétés transnationales ne mette leur indépendance en
péril et ne les contraignent à quitter leurs terres. Ils
craignent également que cela ne favorise la prolifération de
variétés génétiquement uniformes et
réduisent leur choix aux semences. Les agriculteurs revendiquent le
droit de conserver, d'utiliser, et d'échanger les semences qu'ils ont
mis des années à obtenir. Ils veulent s'assurer que les brevets
ne compromettront pas leurs pratiques agricoles et qu'ils pourront toujours
semer des variétés brevetées sans demander de permission,
ni payer des redevances. Ainsi que le fait remarquer Wangari Maathai,
du Greenbelt Movement au Kenya,
« Pour assurer leur sécurité alimentaire, les
communautés locales doivent avoir accès aux semences, pouvoir les
améliorer et les échanger librement, et produire suffisamment de
nourrture pour subvenir à leur besoins.(...) Le recours au
génie génétique menace la sécurité
alimentaire de la génération actuelle et des
générations futures. »130.
Au-delà même de la sécurité alimentaire, c'est la
question de la souveraineté alimentaire131 qui est mise en
cause avec l'introduction des OGM dans la sphère alimentaire. Il est
essentiel de bien percevoir que, derrière les OGM, se dessine plus
généralement la question des semences. En effet en
contrôlant désormais les semences qu'elles mettent au point, les
firmes biotechnologiques ne s'assurent-elles pas également du
contrôle des approvisionnements alimentaires ? La maîtrise des
semences garantit le contrôle de la production alimentaire. Se couper de
toute une partie du développement des semences reviendrait à
renoncer à une large part de l'indépendance alimentaire. N'est-il
pas vrai que le meilleur moyen de dominer une communauté, c'est de
s'assurer le contrôle de son alimentation ? Il est donc permis
de se poser des questions sur la pureté d'intention de ceux qui
proposent les semences ou les aliments transgéniques sur les
marchés. On peut légitimement soupçonner les firmes
détentrices des brevets sur les OGM d'avoir avant tout pour ambition de
rendre leurs clients agriculteurs dépendants de leurs
fournitures, et d'être essentiellement des
commerçants pour qui toutes les stratégies sont permises pour
écouler leurs produits avec le maximum de profit. Mais l'on peut surtout
s'étonner de l'agressivité assortie parfois de menaces, dont font
preuve les USA pays d'origine de la plupart de ces firmes. Elle fait douter de
leur générosité pour l'Afrique, d'autant plus qu'il est
démontré que les USA peuvent aider l'Afrique à
éviter la famine sans recourir aux OGM, avec les stocks alimentaires
mondiaux actuels. Pour le professeur Johnson EKPERE, les pays du Sud subissent
« une pression pour accepter les biotechnologies de la part des
pays qui y ont de gros intérêts. Cela se manifeste de
différentes manières : politique, économique et
scientifique. La pression politique est la plus forte. Accepter les
biotechnologies est désormais souvent une condition pour obtenir une
aide financière »132. Le lobby occidental des
brevets voudrait convaincre tout le monde de la nécessité de ces
derniers pour favoriser la croissance et atteindre un niveau de vie
élevé dans le cadre de marchés libres
réalisés grâce à l'invention technologique. Les DPI
stimuleraient l'investissement, le transfert de la technologie du Nord vers le
Sud ainsi que la recherche et l'innovation. Or la réalité est
tout autre. Les systèmes de brevets drainent à l'heure actuelle
la technologie et la richesse du Sud vers le Nord. Les exemples du riz
basmati et de la plante neem sont édifiants.
Le riz basmati, communément appelé le « joyau
de la couronne » en Asie pour son arôme, ses grains longs et
fins et son goût unique est beaucoup prisé au Pakistan et en Inde.
Dans ces deux pays, des centaines de milliers de petits fermiers cultivent
depuis plusieurs siècles diverses variétés de ce riz,
qu'ils sélectionnent et préservent eux-mêmes. En septembre
1997, Rice Tec inc., une petite firme du Texas a obtenu un brevet
controversé sur le riz basmati. « Le brevet que
détient Rice Tec sur le basmati est considéré par
plusieurs comme un cas classique de biopiraterie » signale La
Rural Advancement Foundation International (RAFI, aujourd'hui Action Group on
Erosion, Technology and Concentration ), car « non seulement il
usurpe le nom de basmati, mais il tire profit du génie
génétique des agriculteurs d'Asie du Sud. Le brevet en question
s'applique à des croisements touchant vingt deux variétés
de riz basmati mis au point par des paysans du Pakistan et de
l'Inde ». De son côté, l'entreprise
américaine prétend avoir découvert la texture du riz
après la cuisson en mesurant l' « indice
d'amidon » d'un grain. Or d'après KR Bhatttachrya, ancien
directeur du département des sciences céréalières
de l'Institut central de recherche sur les techniques alimentaires de Myrose,
en Inde, « le prétendu rapport entre l'indice
d'amidon et le comportement du riz à la cuisson est faux, artificiel, et
fallacieux ; il y a tout lieu de croire qu'il s'agit là d'un
subterfuge dont Rice Tec s'est servi pour obtenir son
brevet »13 3. Ceux qui contestent le brevet de
la compagnie Rice Tec soutiennent que l'utilisation qu'elle fait du nom
basmati est frauduleuse car seul le riz cultivé dans le nord de
l'Inde et au Pakistan a droit à cette appellation.
En ce qui concerne, le neem (margousier,
Azadiracta indica ) cette plante est utilisée à de
nombreuses fins depuis des siècles, notamment en médecine et en
agriculture. Les valeurs culturelles, médicinales et agricoles
conjuguées du neem ont contribué à sa diffusion
à grande échelle et à sa popularité. C'est ainsi
qu'en Inde, le neem est appelé l'«arbre
gratuit ». Pendant des siècles, le monde occidental a
ignoré l'existence de cette plante et de ses propriétés.
Depuis quelques années, cependant l'opposition croissante aux produits
chimiques en Occident, en particulier aux pesticides, a provoqué un
enthousiasme soudain pour les propriétés pharmaceutiques du
neem, de sorte qu'en 1985 aux Etats-Unis, des sociétés
américaines et japonaises ont obtenu plus d'une dizaine de brevets sur
des formules stables de solution et d'émulsion à base de
nems, y compris un dentifrice. Ainsi la multinationale Grace, une fois
ses brevets obtenus et devant la perspective d'une licence d'exploitation de
l'Agence de Protection de l'Environnement, a cherché à
commercialiser son produit en s'établissant d'abord en Inde.
La demande de semences de la compagnie a eu trois
effets : le prix des graines de neem est maintenant hors de la
portée des simples citoyens ; en fait l'huile de neem
utilisée dans les lampes est quasiment introuvable parce que les
huileries ne peuvent plus se procurer les graines. La compagnie achète
presque toutes les graines recueillies, les agriculteurs et les fournisseurs
autochtones de soins de santé n'y ont plus accès, emportant comme
conséquences l'inaccessibilité des pauvres à une ressource
essentielle pour leur vie, ressource qui leur était auparavant offerte
facilement et à bon marché. Le vif intérêt de Grace
pour la production du neem a soulevé une vive protestation des
scientifiques, des agriculteurs et des militants politiques indiens. Pour eux,
les multinationales n'ont pas le droit de s'approprier les résultats
obtenus après des siècles d'expérimentations autochtones
et des décennies de recherche « scientifique »
indienne. De son côté, pour se justifier, la multinationale
prétend que les procédés modernes d'extraction constituent
bel et bien une invention. Bien que les travaux de recherche et de
développement ayant débouché sur ces compositions et
procédés brevetés se soient inspirés du savoir
traditionnel, le résultat a été jugé suffisamment
nouveau et différent du produit naturel original et des modes
d'utilisation traditionnels pour être brevetable.
Du reste, les OGM posent le problème de l'aide
alimentaire. En effet, malheureusement celle-ci est de plus en plus
utilisée comme arme pour créer des marchés au profit de
l'industrie de la biotechnologie et des aliments génétiquement
modifiés. L'exemple le plus frappant de cette forme d'«aide
inhumaine» fut la tentative de l'USAID de fournir du maïs
transgénique aux pays d'Afrique australe frappés par la famine,
tels que la Zambie, le Zimbabwe et le Mozambique qui ont pourtant
refusé. La combinaison des changements climatiques et des programmes
d'ajustement structurel imposés par la Banque Mondiale, a fait de cette
région une victime de la sécheresse et de la famine. En 2003,
plus de trois cent mille personnes y étaient confrontées
directement et la politique qui consiste à leur envoyer une aide
alimentaire contenant des OGM est devenue un problème sérieux.
Déjà lors de la première session qui clôtura le
sommet de la terre à Johannesburg en Afrique du Sud en 2002,
l'ex-Secrétaire
d'Etat américain Collin POWELL fut hué à
la fois par les ONG et les gouvernements, alors qu'il insistait pour que les
pays africains importent les aliments génétiquement
modifiés en provenance des USA. Mieux, des centaines de
représentants des paysans africains ont condamné la pression
exercée par les USA pour distribuer une aide alimentaire à base
d'OGM. A la place, ils ont proposé des solutions locales, reposant sur
le droit à la terre,
à l'eau et aux semences. Dans la même
foulée, le président zambien Levy MWANAWASSA avait
déclaré que son peuple préférerait mourir
plutôt que de manger des aliments toxiques134. Le
président Zambien avait par ailleurs condamné la FAO, l'OMS et le
PAM qu'il accusait
d'irresponsabilité en raison de leur soutien aux
USA135. « Nous sommes peut être pauvres et nous
faisons peut être face à une pénurie alimentaire, mais nous
ne sommes pas prêts à exposer le peuple à des risques de
maladies » avait-il insisté136. La
mondialisation sert souvent de prétexte à l'Occident et tout
particulièrement aux Etats-Unis qui veulent accéder librement
à tous les pays pour trouver des fournisseurs et vendre leurs produits
partout où les entreprises alimentaires peuvent avoir des coûts
plus bas et faire de gros profits. Le gouvernement des Etats-Unis a
généralement profité de certaines crises et a
cherché à protéger et à renforcer sa domination
dans le système alimentaire mondial en étendant le contrôle
monopolistique de ses entreprises sur les secteurs clés du
système alimentaire, s'assurant ainsi que les profits et les royalties
continueront à affluer vers ce pays. Dans ce nouveau contexte mondial,
les cultures génétiquement modifiées ne sont pas seulement
une nouvelle technologie pour l'agriculture des Etats-Unis ; elles sont en
première ligne de la politique étrangère de ce pays. En
effet le gouvernement américain a de plus en plus recours à des
accords de libre-échange bilatéraux et multilatéraux et
à une pression diplomatique au plus haut niveau pour pousser les pays
à adopter des réglementations favorables aux multinationales
concernant les cultures transéniques137. Tout ceci faire dire
à Peter HENRIOT que la controverse sur les OGM participe
du « paysage plus large de la mondialisation. Elle met bien
en évidence les connivences géopolitiques du commerce mondial
alliées aux influences politiques et aux intérêts des
grandes sociétés multinationales »138.
|