2.3. La théorie
de l'esprit
2.3.1.
L'émergence de la théorie de l'esprit
Les recherches sur la théorie de l'esprit se sont
développées à partir des recherches de Premack et Woodruff
sur les chimpanzés, en 1978. Depuis, les études sur ce sujet se
sont multipliées, l'analysant sous de nombreuses facettes
(universalité, âge d'apparition, lien avec l'autisme et la
schizophrénie, caractère inné ou acquis d'après
Gopnik et Meltzoff, 1997).
L'émergence de la théorie de l'esprit a
intéressé de nombreux chercheurs car elle marque une sorte de
tournant dans la vie sociale de l'enfant. Elle correspond à un net
progrès en ce qui concerne la compréhension d'autrui, et sa
vision du monde. Elle lui permet une meilleure gestion des conflits, une
compréhension des métaphores, des plaisanteries ou encore la
participation à des jeux de fiction à plusieurs. Sa vie sociale
s'enrichit donc par cette nouvelle compétence. Le développement
de la théorie de l'esprit marque un tournant dans la vie sociale de
l'enfant car elle s'accompagne de progrès en ce qui concerne la
compréhension des états mentaux et désirs d'autrui (ce qui
permet de mieux gérer les relations sociales), et en ce qui concerne la
différenciation entre le réel et la fiction (qui favorisent la
compréhension des plaisanteries, des jeux de fiction,...). Flavell
(cité par Bradmetz, 1999) a réalisé une expérience
sur la distinction entre la réalité et l'apparence à
l'aide d'une éponge qui ressemblait à une pierre. Les enfants
étaient interrogés sur l'aspect (à quoi est-ce que
ça ressemble ?) et sur la nature réelle de l'objet
(qu'est-ce que c'est réellement ?) Avant 4 ans, les enfants font
souvent correspondre l'apparence à la réalité et ne
parviennent pas à donner des réponses correctes.
Mais la théorie de l'esprit ne fait pas son apparition
soudainement. Elle se développe progressivement. Avant son apparition,
l'enfant a du mal à différencier ses représentations
mentales sur un objet de l'objet physique lui-même. Il traite
l'imaginaire, la fiction, de la même manière que les connaissances
avérées réelles. Cela l'amène à attribuer
une grande vérité aux états mentaux, comme les
rêves. Avant l'émergence de la théorie de l'esprit,
l'enfant considère qu'il n'y a pas de différence entre les
états mentaux et la réalité. Selon Flavell cité par
Thommen (2001), «Avant cinq ans, les enfants ne maîtrisent pas le
fait que l'apparence et la réalité puissent ne pas
correspondre.» Progressivement, il va distinguer ses propres
représentations, ses états mentaux, de la réalité
concrète. Cette distinction est la fondation sur laquelle se construit
la théorie de l'esprit (Astington, 1993). Par exemple, le mensonge, qui
apparaît vers deux ans, correspond à une première
distanciation entre le discours et la réalité.
Dès deux ans et demi, l'attribution de désir
à autrui s'effectue correctement. L'attribution d'émotion, qui
constitue un état mental selon Gouin Decarie (2005), serait possible
avant l'attribution d'intentions. En effet, dans la troisième
année, la plupart des enfants attribuent la bonne émotion
à un personnage. Par exemple, suite à la lecture d'une histoire,
l'expérimentateur demande à l'enfant de choisir la vignette
représentant l'émotion du protagoniste. Malgré quelques
divergences selon les différentes émotions, il choisit la bonne
vignette et établit des liens corrects entre une action et sa
conséquence émotive (Gouin Décarie et al, 2005). En
revanche, l'attribution de croyances nécessitera plus de temps. Cette
compétence apparaîtra seulement entre trois et cinq ans.
Alors que Piaget affirme la persistance d'une pensée
égocentrique jusqu'à l'âge de sept ans, Wimmer et Perner
ont constaté, lors d'une expérimentation réalisée
en 1983, que les enfants attribuent des états mentaux à autrui
dès l'âge de trois ans. La théorie de l'esprit
émergerait à cet âge-là. Elle désigne la
capacité de l'être humain à attribuer des états
mentaux à autrui et à soi-même (désirs, croyance,
pensée ou sentiments) et à concevoir qu'autrui possède des
états mentaux différents des siens. Il commence à
comprendre que les actions de chacun sont gouvernées par des intentions.
Cette faculté de se faire une opinion sur les états mentaux
d'autrui facilite les relations sociales, affectives et communicatives. Les
comportements deviennent prévisibles, explicables et cohérents.
Comprendre ce que l'autre ressent lui permet désormais de planifier son
action en fonction de son interlocuteur.
Cette compréhension est sollicitée lors de
conversations. Ainsi, dans une perspective pragmatique, l'énonciation
doit être replacée dans son contexte au travers duquel elle
prendra sens. Les dialogues se produisent dans une certaine
interactivité où chaque interlocuteur reçoit des
informations sur son interlocuteur. Il peut alors les utiliser pour modifier
son élocution. Chacun peut donc prendre en compte des indices
contextuels transmettant des informations sur la compréhension ou la
pensée de son interlocuteur.
2.3.2. Les fausses croyances et
le langage
D'un point de vue pragmatique, le lien entre le langage et la
théorie de l'esprit paraît évident. Pour comprendre la
communication linguistique, l'énoncé doit être
décodé à l'aide de processus inférentiels livrant
l'interprétation complète de l'énoncé. Ces
processus inférentiels pourraient s'appuyer sur la théorie de
l'esprit. Cette utilisation des indices contextuels pour interpréter les
énonciations, comme les indices verbaux et non-verbaux, est rendue
possible par l'acquisition de la théorie de l'esprit. Elle se
développe progressivement, par étapes, grâce aux nombreuses
expériences sociales auxquelles l'enfant est confronté.
D'après Dunn, cité par Bradmetz (1999),
l'acquisition des verbes mentaux se réaliserait avec une
dissymétrie dans le développement du vocabulaire relatif aux
désirs et celui relatif aux croyances. Le vocabulaire se rapportant aux
désirs serait acquis en premier, suivi par celui qui se rapporte aux
croyances à partir de trois ans. Le vocabulaire concernant les croyances
se développerait sur une longue période.
Ainsi, même si l'enfant de cinq ans admet l'existence de
différentes croyances correspondant à une même
réalité, il ne réussit pas encore à les composer.
Il distingue la réalité des représentations, et sa propre
croyance de celles d'autrui en se centrant alternativement sur ses croyances
puis sur celles d'autrui, Gauthier, Bradmetz (2005).
La théorie de l'esprit va évoluer et permettre
de comprendre les fausses croyances, par exemple. Ainsi, la théorie de
l'esprit permet à l'enfant de mieux comprendre les erreurs de jugement
d'une autre personne, en les assimilant à un manque d'informations pour
juger la situation de manière correcte. C'est dans ce cadre que Wimmer
et Perner ont réalisé une expérience sur les fausses
croyances où l'enfant doit dire dans quelle boîte un personnage,
Maxi, va chercher des smarties alors qu'ils avaient été
changés de place en son absence. Les enfants connaissent l'endroit
où se trouvent les smarties et doivent établir une distinction
entre leurs états mentaux et ceux du personnage pour répondre
correctement à la question.
La réussite à une tâche de fausses
croyances serait facilitée par une bonne maîtrise du langage. Ce
dernier sert de moyen d'expression des états mentaux: maîtriser le
langage, sa compréhension, permet alors de mieux comprendre les
états mentaux des autres, pour agir et parler en conséquent. En
effet, Astington (1993) a démontré une forte corrélation
entre une bonne maîtrise du langage et la réussite aux
épreuves de fausse croyance, sans pour autant démontrer de lien
direct de cause à effet entre le langage et la théorie de
l'esprit. Le type de lien, co-évolution, pré-requis, etc, qui les
unit ne fait pas l'unanimité.
Tout comme l'enfant utilise les actes langagiers pour
interpréter les états mentaux d'un camarade, il va prendre en
compte les comportements d'autrui pour saisir ses états mentaux. Selon
Dunn, cité par Bradmetz (pp. 176-177, 1999), « les
conversations à propos de la causalité et
l'intentionnalité entre parents et enfants augmentent sensiblement entre
trois et quatre ans. La gestion des conflits se modifie dans le sens d'un
début d'utilisation par les enfants d'arguments rationnels et de prise
en compte des désirs et des buts d'autrui. » Ce
développement des interactions montre à quel point l'enfant a
conscience qu'un comportement est le produit d'une croyance et d'une intention
(Astington, 1993).
Genèse de l'action intentionnelle selon Bradmetz et
Amiotte-Suchet (p.325, 1999)
Désirs
Intention de résultats
Intention d'action
Action
Croyances
Analyse de la situation problème
(but, moyens)
Intention préalable intention en action
Selon ces auteurs, la prise de conscience, la
conceptualisation et le souvenir de cette intention d'action posent les
mêmes problèmes que ceux que pose la fausse croyance. Chez les
petits, l'intention d'action semble s'effacer lorque le résultat
escompté n'est pas réalisé.
Par la suite, et grâce à la théorie de
l'esprit, l'enfant sera donc capable de coordonner les points de vue. La
coordination des points de vue, du réel et des croyances provoque une
modification de la relation entre le réel et les possibles.
Dorénavant, le possible n'est plus considéré comme un
prolongement du réel mais fait partie de l'ensemble des possibles. Le
réel est dès lors considéré comme une
possibilité parmi d'autres. Ainsi, la présence d'autrui, les
interactions avec l'entourage, modifie la façon d'appréhender le
réel et favorise le développement des compétences
sociales.
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