2. L'accès progressif à
l'altérité
La compréhension qu'autrui est différent de
moi, ne pense, ne ressent, et ne voit pas de la même nanière que
moi, ne se réalise pas sous la forme d'un «déclic»
à un âge donné et fixe pour chacun des enfants. Cette
compréhension suit un long cheminement, comprenant de nombreuses
étapes qui amèneront le jeune enfant à une
représentation d'autrui de plus en plus élaborée. De plus
cette construction se réalise en parralèle avec d'autres
«constructions», comme celle de son univers cognitif.
2.1. Le rôle des relations précoces
Les relations précoces, comme les échanges
interpersonnels précoces avec la mère étudiés par
Kaye en 1977 (cité par Hinde et al., 1988), prennent part dans
l'accès progressif à l'intersubjectivité.
L'intersubjectivité désigne la compréhension par l'enfant
que d'autres personnes peuvent avoir des visions, des sensations, ou des
pensées différentes des siennes. Même si le langage
s'accompagne de progrès décisifs dans le développement de
l'intersubjectivité, des précurseurs indiquent une
compréhension progressive des représentations d'autrui dès
deux mois selon Trevarthen. Ce chercheur avance l'existence d'un
« mécanisme inné de déclenchement de la
coopération sociale » (cité par Thommen, 2001, p.
27).
L'environnement social permet au nouveau-né de se
distinguer progressivement de son proche entourage. A sa naissance, le
nouveau-né vit dans un état de confusion avec les autres.
(Wallon, 1934), il vit dans une sorte de «contagion
mimétique.» Son entourage reste constamment auprès de
lui, pourvoit à toutes les tensions à tous les besoins et les
apaise en les contentant immédiatement. La mère procure
temporairement l'illusion d'une fusion et le bébé ne parvient pas
à se différencier d'autrui. Son individualité psychique se
trouve alors dissoute à travers des suites de situations dominées
exclusivement par ces besoins. Il ne peut réagir qu'en fonction de
ceux-ci. Cette fusion se transforme progressivement en symbiose affective qui
durera plusieurs mois avant qu'un décalage entre ses attentes et les
réactions de son entourage apparaisse.
C'est grâce à ce décalage entre ses
attentes et la réalité et à sa capacité à
agir sur autrui que cette prise de conscience peut avoir lieu. C'est
également à ce moment-là que l'aspect imprévisible
des êtres humains l'intéresse davantage, par opposition aux
objets. Il établit une distinction entre les humains et les objets. Au
stade émotionnel, entre six et douze mois, l'enfant exprime ses
états internes d'une façon globale, par le tonus de tout son
corps, et agit par la même occasion sur autrui. Il se rend compte qu'il
peut donc agir sur les autres êtres humains, et qu'ils sont
différents de lui. Ainsi s'opère une première distinction
moi-autrui.
Un autre facteur intervient dans la perception de la
différence entre son corps et celui des autres. Il s'agit de la
réaction circulaire secondaire. L'enfant accomplit un mouvement.
Celui-ci provoque une sensation kinesthésique qui engendre à son
tour une action. Ce cycle permet au bébé de sentir et distinguer
ses propres membres par la relation entre les sensations et les mouvements
accomplis. Il ressent physiquement les frontières entre son propre corps
et celui des autres et apprend à connaître les différentes
parties de son corps. Par exemple, selon Trevarthen (cité par Thommen,
2001), l'intersubjectivité primaire désigne
l'ajustement des interactions mère-bébé dès le
deuxième mois. Ainsi, lors de dyades mère-bébé, le
bébé, sensible aux expressions de sa mère et à leur
rythme, parvient à se synchroniser avec elle pour échanger des
proto-conversations et pour s'exprimer en alternance. En s'accordant
mutuellement, en coordonnant leurs états subjectifs, ils créent
un seul et même espace mental: l'intersubjectivité primaire. Ces
interactions se déroulent soit en synchronie soit en alternance. Cet
ajustement mutuel est réglé par contact intermittent des yeux et
par la vue des mouvements de la bouche. Il constitue les bases de
l'intersubjectivité étant donné que ces comportements
impliquent une réciprocité et des attentes.
Un autre facteur intervient dans le développement de
l'interactivité. Il s'agit de l'attention conjointe. Ces situations
d'attention conjointe, comme la poursuite de l'orientation du regard d'un
proche ou le pointage, apparaissent entre six et douze mois. Bruner et Scaife
se sont particulièrement intéressés à ces
situations (cités par Thommen, 2001) en 1975 car elles font partie des
précurseurs de l'intersubjectivité.
L'attention conjointe désigne la capacité de
l'enfant à focaliser son attention sur le même objet que celui
fixé par l'adulte. Cela implique l'observation de l'adulte. L'enfant
détecte son orientation du regard choisie pour voir un objet jugé
intéressant, qu'il ne verrait pas autrement. L'adulte fixe donc un objet
invisible pour le bébé dans sa position ou avec l'orientation
actuelle de son regard. Il lui faut alors suivre la direction du regard pour
observer la même chose que lui. Cette compétence est un
précurseur de l'intersubjectivité secondaire
développée par Trevarthen dans la mesure où il est
nécessaire d'attribuer à l'autre une capacité
attentionnelle et intentionnelle (Baudier et Celeste, 2002). De plus, il s'agit
de partager avec l'autre un même centre d'intérêt.
L'autre comportement faisant appel à l'attention
conjointe est le pointage (Zaouche Gaudron, 2002). Ce comportement
proto-déclaratif apparaît entre neuf et treize mois. Il consiste
à montrer du doigt un objet pour que l'adulte le regarde et explique ou
nomme l'objet. Ainsi, le bébé cherche à attirer
l'attention d'autrui dans le but de partager un centre d'intérêt.
Cette compétence indique qu'à ce moment-là l'enfant
attribue à l'autre un état mental (l'attention) et qu'il lui est
possible de le modifier par ce geste.
Il prend ainsi conscience de ses propres intentions et de son
influence sur autrui. Cette prise de conscience prépare à
l'élaboration de la théorie de l'esprit mais il faudra encore
attendre quelques mois avant que l'enfant considère autrui comme un
être ayant une autre vision de la réalité que lui. Cette
nouvelle compétence apparaît avec l'émergence de la
théorie de l'esprit, préparée par les relations
précoces.
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