I-2 Justifications de l'existence des entreprises
publiques
L 'accent est mis ici sur le débat relatif à l
'intervention de l 'Etat dans l 'activité économique. Pour les
uns, l'Etat est un simple arbitre et doit laisser le marché
s'autoréguler, c'est la main invisible d'Adam Smith. Une autre
thèse veut que l'Etat assure la restauration de l'équilibre du
marché en cas d'altération de ce dernier. Cependant, outre ce
débat une autre justification de l'entreprise publique est sa mission de
service public.
I-2-1 Le débat sur l'interventionnisme
Trois courants de pensée s'opposent sur ce point.
I-2-1-1 L'analyse du courant du
libéralisme
A- Les classiques
L'approche classique se veut une limitation de
l'interventionnisme étatique. Chaque fois que la consommation d'un bien
est nécessairement collective (bien collectif) et dont la principale
propriété est le non fonctionnement du principe
d'exclusion12 ; ou que la production de tel bien est physiquement
optimale dans les conditions techniques données par une seule
entreprise, l'intervention de l'Etat sera bénéfique à
l'économie. L'optimum ainsi mobilisé dans la seconde proposition
sus-citée est encore appelé rendement social maximal dans
l'analyse libérale. La compréhension de cette dernière
notion nécessite au passage une éclaircie en ce qui concerne la
situation d'optimum économique ou état de redressement social
optimal. En effet, on se trouve dans une telle situation chaque fois que la
modification de l'une des composantes de cette situation entraîne une
diminution du bien être d'un ou de plusieurs individus.13
B- Les néo-classiques
C'est la continuité de l'approche classique ; ainsi, la
notion de bien collectif constitue le fondement du justificatif de l'entreprise
publique pour les économistes du courant néo-classique. Avec la
notion de monopole naturel, les néo-classiques parviennent à
regrouper les activités selon que celles-ci doivent être
nationalisées ou confiées au
12 Voir supra
13 Pour une illustration, voir Douanla (1993), Contribution
à la connaissance des causes des difficultés des entreprises du
secteur public et parapublic au Cameroun, thèse de doctorat
3è cycle en Sciences Economiques, Janvier, p.23
secteur privé. Les activités jugées ne
pas revenir au secteur privé sont ainsi concentrées entre les
mains de l'Etat, généralement sous la forme de monopole
justifiant ainsi l'existence, à tout au moins sur le plan
économique, de l'entreprise publique.
Les degrés d'intervention de l'Etat, sous la forme de
l'entreprise publique, se font ainsi à quatre niveaux.
L'Etat est le garant du respect des règles du jeu de
l'économie de marché, qui peuvent être remises en cause
à tout moment. Il convient alors, non seulement de créer un corps
de législation assurant le respect des règles de la concurrence,
mais aussi et surtout de nationaliser des entreprises ou des secteurs
produisant à rendements constamment croissants.
Deuxièmement, les cas de défaillances, de
lacunes du marché peuvent impliquer une intervention de l'Etat dans la
vie économique. L'Etat peut ainsi assurer la production des biens
collectifs.
De plus, l'Etat peut jouer un rôle de tuteur des
préférences individuelles des consommateurs, on parlera alors de
biens et services sous-tutelle. Deux motifs principaux justifient la mise en
tutelle d'un bien : l'information disponible au niveau des consommateurs est
insuffisante, l'Etat doit alors, par contrainte ou par incitation, orienter les
choix de ces derniers. Dans un second temps, les effets externes étendus
(interdépendances entre centres de décision et non
sanctionnées dans le système des prix) conduisent à la
mise sous-tutelle du bien impliqué.
Enfin, le rôle de répartition des ressources est
dans la vision néo-classique confié à l'Etat parce que
garant de l'intérêt général, d'où son
éventuelle intervention dans l 'activité économique.
La partialité de la justification du secteur public,
notamment l'incapacité du courant néo-classique de rendre compte
de l'existence d'une large part du secteur public productif dans la
quasi-totalité des pays (Nioche J.P. , 1979 ), ainsi que l'absence de
dimension organisationnelle dans l'analyse sont les principaux griefs à
l'approche néoclassique. Cela traduit les difficultés qu'il y'a
à dégager à partir de cette doctrine, une justification et
une définition pertinentes de l'entreprise publique ; d'où le
recours à des approches plus denses en l'occurrence l'approche
keynésienne.
I-2-1-2 Le courant keynésien
Keynes préconise l'intervention de l'Etat au moyen de
la dépense publique afin de restaurer les différents
équilibres du marché détériorés à la
suite de crises. La théorie keynésienne apparaît en effet
dans les années 1920-1930, années de crise et s'interprète
comme une légitimation de la nécessaire intervention de l'Etat
dans l'activité économique dans le but de redonner vie au
marché. L'analyse keynésienne est fondée sur le
modèle de la demande agrégée. Elle part des insuffisances
de l'analyse classique dont l'optimum économique est loin de l'optimum
social, notamment en matière d'emploi. Les keynésiens
définissent la notion d'intérêt public qui se situe au
dessus des mécanismes microéconomiques et justifient ainsi la
gestion publique des affaires. Les entreprises publiques sont alors
perçues comme l'épine dorsale d'un processus
socio-économique qui prend en compte les problèmes d'
équilibre macroéconomique.
Dans la théorie keynésienne, l'Etat est
considéré comme un agent économique agissant au nom de la
société et utilisant au besoin la contrainte. L'Etat doit
dépasser son rôle d'arbitre, car il est l'émanation d'une
volonté générale, pour assurer la régulation du
système économique dans son ensemble. Les entreprises publiques
font donc partie de l'ensemble des politiques mises en oeuvre par l'Etat pour y
parvenir. Ces entreprises doivent alors concourir à la maximisation de
l'utilité sociale.
L'investissement est aussi au coeur de la théorie
keynésienne. L'Etat doit en effet chercher, par l'intermédiaire
de ses entreprises, à limiter les faiblesses conjoncturelles de
l'investissement privé par des augmentations de la formation brute du
capital fixe des entreprises publiques.
I-2-1-3 Le courant marxiste
Pour comprendre le développement marxiste relativement
à l'interventionnisme étatique dans l'activité
économique, il convient de rappeler d'abord le conflit qui oppose la
classe ouvrière aux capitalistes. En effet, les capitalistes ou la
classe dirigeante dans leur processus d'accumulation du capital exploitent les
prolétaires, ce qui conduit ces derniers à des
soulèvements. Pour les marxistes, la création d'un
secteur public n'est donc rien d'autre que l'accumulation
excessive du capital entre les mains des personnes privées.
L'industriel développe un capital en vue de maximiser
son profit. Cependant la réalisation de cet objectif est
contrecarrée par divers facteurs. Il est par exemple impossible
d'augmenter trop fortement le taux d'exploitation des travailleurs, en raison
notamment de la lutte qu'ils mènent en vue de diminuer ce taux. Ainsi,
l'accumulation du capital conduit à une baisse des profits. L'Etat qui
est l'instrument de la classe dirigeante, c'est-à-dire des capitalistes,
s'approprie une partie du capital de l'économie en se contentant de sa
mise en valeur réduite ou de sa gestion simplement
équilibrée voire déficitaire. Ce sacrifice consenti par
l'Etat permet de relancer l'exploitation des capitalistes privés, car si
l'Etat produit une plus-value, il renonce à se l'approprier. Pour les
marxistes, l'Etat perd ainsi sa qualité d'arbitre, de médiateur
neutre que lui reconnaissaient les deux courants de pensée
précédents. C'est un Etat de classe qui se veut à la
disposition de la classe dominante en socialisant les coûts alors que les
profits restent privés. Les entreprises publiques ne sont alors que des
outils permettant de réaliser des transferts de valeur au profit du
secteur privé.
I-2-2 La mission de service public
D'après Bon et Loupe (1977), c'est la mission de
service public qui est le véritable motif de l'existence des entreprises
publiques. Cependant, il pèse sur cette notion une ambiguïté
foncière. Pour les uns il est générateur de la
cohérence d'un ensemble juridique, tandis que pour les autres, il est le
noeud d'une certaine conception de la société civile toute
entière et l'enjeu de la cohésion sociale. La crise aidant, ce
concept a souvent été dramatisé, remettant ainsi en cause
la notion même de service public. Elle s'est ainsi fait de fervents
ennemis (Devolvé, 1985 ; Pisier, 1986) qui l'accusent d'être
foncièrement liberticide d'une part, et d'autres parts elle aura eu des
défenseurs chaleureux qui en font un véritable symbole des
valeurs républicaines (Regourd, 1987 ; Chevallier, 1976, 1984, 1994).
En deçà de ce combat toujours présent
dans l'idéologie comme dans les discours scientifiques, la loi du
marché fait inexorablement peser sur le service public le poids
d'exigences qui le contraignent, le contiennent et viennent
jusqu'à changer son appellation, et donc sa
signification.14
Alors la question se pose, qui semble naïve, mais qui est
impérative. Que faire du service public, de ce service public qui se
réduit à une expérience spatialement limitée (le
service public à la camerounaise) et temporellement discutée
(notion du passé voire dépassée). Faut-il y renoncer, le
moderniser, le repenser ? La question est vaste et complexe, les
réflexions nombreuses et diverses. Toute fois, il existe une voie qui a
été singulièrement délaissée (Espagno D.,
1997) celle de l'analyse des sources de la notion de service public. Si cette
perspective ne peut constituer une investigation complète du sujet, elle
est cependant susceptible d'apporter des éclaircissements.
I-2-2-1 Les dimensions de la notion
Le service public désigne une activité
d'intérêt général prise en charge par une personne
publique ou privée pour le compte d'une personne publique (Espagno D.,
1997) - définition classique mais qui ne détermine qu'un aspect
de la notion. - Il convient cependant d'admettre que cette notion contient
intrinsèquement certaines dimensions qu'il faudrait retrouver.
L'élément déterminant et fondamental de
la notion de service public, c'est le collectif. Dès l'analyse
étymologique, on perçoit qu'elle ne véhicule en aucune
manière une dimension individuelle. Or le critère collectif n'est
pas né de la doctrine de service public. Il est le fruit d'une
perception lointaine, relevant d'une certaine conception de la vie en
société. Dans cette perspective, l'une des premières
sources à laquelle il convient de revenir est constituée par
l'approche de la dimension collective.
Outre la dimension collective, le service public est
également fondé par le bien commun. Une étude de la notion
de communauté dans le cadre du service public supposerait que l'on
s'attache à l'analyse des autres notions de bien commun et
d'intérêt général. De plus il appelle effectivement
des dimensions essentielles différentes du concept de
collectivité.
14 Cf. les notions de service universel, utilities ou encore
monopole naturel.
I-2-2-2 Les sources originelles15 de la
notion
L'exploration des sources originelles du service public se fera
au détour de l'analyse des dimensions collective et communautaire de la
notion.
A- La dimension collective, source de la
notion
Il existe plusieurs manières d'aborder le
phénomène collectif. Nous nous intéresserons notamment sur
la perception philosophique du collectif au travers des pensées
platonicienne et aristotélicienne. Le propos peut paraître
étonnant pour une étude des sources de la notion de service
public. Pourtant, l'analyse des perceptions platonicienne et
aristotélicienne du phénomène collectif permettront de
mieux appréhender comment, dès l'antiquité, le collectif a
été pensé comme un élément fondamental de
l'organisation politique et économique.
1- L'éclairage platonicien
Le concept de collectif n'est pas explicitement
énoncé chez Platon. Pour ce dernier, la Cité naît
d'une nécessaire association politique à laquelle les hommes ont
été confrontés afin de faire face aux difficultés
de la vie. Ainsi donc, de manière brève, l'idée d'une
nécessaire association suppose que l'homme ne puisse pas affronter seul
les pièges de la vie. En revanche, par le biais du groupe, les
difficultés s'estompent. Dans La République, Platon
explique que des nécessités de la vie naît l'association
politique. Dans un premier temps, l'association politique est une association
naturelle, voire spontanée. Il s'agit alors de la Cité nature.
Dans un deuxième temps, la Cité nature ne suffisant plus aux
exigences des hommes, il convient de construire la Cité juste, la
callipolis. Celle-ci suppose l'existence d'un certain nombre de
règles de vie, la mise en place d'un système d'éducation.
En bref, une réelle organisation de la communauté, que nous avons
l'habitude de désigner actuellement par la satisfaction de
l'intérêt général qui est la mission principale de
la Cité de Platon et dont le reflet est l' entreprise publique.
15 Nous distinguons les sources originelles des sources
récentes comme l'intérêt général ou encore la
solidarisme. Pour cette dernière notion voir les travaux de Durkheim.
2- L'éclairage
aristotélicien
A l'opposé de Platon, Aristote fait de la dimension
communautaire le fondement de sa vision de la Société.
L'élément fondamental connu de tous est le postulat selon lequel
«l'homme est par nature un animal politique. » Cette
célèbre affirmation constitue une reconnaissance explicite de la
dimension communautaire ; elle signifie que l'homme est un animal
destiné par nature à vivre en Société.
A partir de ce postulat, Aristote démontre que la
Cité est le système le plus favorable à
l'épanouissement de la communauté et de ses membres. De ce fait,
l'organisation politique et économique dépend entièrement
de cette dimension collective garantie par l'intervention de l'Etat dans
l'économie au moyen des entreprises publiques.
La matérialisation politique, juridique et
économique du collectif se manifeste notamment, par l'institution d'un
certain nombre de grands services administratifs qu'il convient de
désigner par l'expression grands services publics. La dimension
collective peut ainsi être considérée comme une
véritable source de la notion.
B- Bien commun et notion de service public
Ce sont les liens qui se tissent entre la notion thomiste de
bien commun (Gilson, 1930,1948 ; Michel, 1931 ; Chenu, 1993) et la notion de
service public, parce que particulièrement significatifs en tant que
source du service public, qui seront mis en évidence ici. Alors que chez
les philosophes grecs l'objectif de l'homme doit être d'atteindre le
bien, chez le philosophe chrétien, l'ultime but de l'homme consiste en
l'atteinte du bien commun. Cette notion qui vient relayer celle du bien naturel
et individuel est une des clés de voûte de la doctrine thomiste.
La question est alors de savoir dans quelle mesure le bien commun peut
être une des composantes de la notion de service public ?
Le concept de bien commun, en jouant le rôle de principe
philosophique dans la doctrine de l'Eglise, a eu pour conséquence de
contribuer à la mise en place d'un certain esprit de solidarité.
En ce sens, il apparaît comme un élément
générateur du service public.
Le bien commun exerce d'un point de vue des sources une
influence sur celle de service public dans la mesure où elle met
à jour une perception particulière de la solidarité et de
la réciprocité, éléments déterminants du
service public.
A bien des égards, la notion thomiste apparaît
comme l'expression religieuse d'un concept, l'intérêt
général, que l'on retrouve dans la définition de la notion
de service public. Or si l'on peut parvenir à poser le principe selon
lequel le service public consiste, notamment en la satisfaction de
l'intérêt général, c'est parce qu'avant
l'intérêt général il y'a eu le bien commun. C'est
à partir de cette doctrine du bien commun qu'un certain nombre de
solidarités se mettent en place et que l'Etat prend en charge des pans
entiers de la question sociale.
Charité, fraternité, solidarité
(Chevallier et alii., 1992), sont trois des éléments
instillés par la doctrine du bien commun et que l'on retrouve
implicitement dans la notion de service public. En ce sens, le principe du bien
commun semble être générateur de l'idée de service
public et plus particulièrement de l'approche théorique du
service public. Il est en effet difficile d'aborder la question du service
public en excluant celles de l'intérêt général et du
bien commun.
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