I-2-1 L'articulation du courant cognitif
Les prémisses de l'argument cognitif se retrouvent
dans les écrits de l'un des précurseurs des théories
contractuelles des organisations en l'occurrence Alchian (1950) 39
mais de manière non explicite. Pour ce dernier, l'incertitude de
l' environnement dans lequel les décideurs interviennent conduit
à l' impossibilité pour ceux-ci de prévoir toutes les
contingences futures. Ils doivent de ce fait fonder leurs actions sur un
certain nombre de jugements et d'opinions subjectifs (Alchian, 1950, p.216).
39 Jensen et Meckling (1976, p.80) se réfèrent
explicitement à plusieurs contributions de cet auteur.
Ces prémisses vont donner lieu à des travaux
sur la cognition, et les représentations subjectives
évoquées par Alchian vont prendre une terminologie
appropriée : cartes mentales (Huff, 1990), schémas mentaux
(Denzau et North, 1 994)40. Un schéma mental est donc une
grille de lecture de la réalité, permettant aux individus de
déchiffrer une situation de prise de décision, grâce
à la perception d'un ensemble de liens de cause à effet et d'agir
en conséquence (Wirtz, 1999). C'est dans ce sens que Calori (2000), en
conférant aux dirigeants le statut de << théoriciens [ou de
savants] ordinaires >> conduit à comparer une carte cognitive
à un modèle scientifique.
Une telle approche va dans le même sens que la TCT et
la TPA notamment sur l'hypothèse de la rationalité des acteurs,
cependant elle substitue une rationalité de type procédural
(Simon, 1982) à la rationalité substantielle41. Les
individus ne disposant pas de l'ensemble des paramètres <<
objectifs >> pour calculer des solutions optimales, sont supposés
fonder leurs raisonnements et arbitrages sur leur perception subjective des
paramètres pertinents. Cette perception est façonnée par
les schémas mentaux. La perception des opportunités concernant
l'évolution de l'entreprise se trouve ainsi conditionnée par
différents types de schémas mentaux permettant d'étudier
la prise de décision des dirigeants concernant les orientations de leur
politique générale mais également pour appréhender
certains phénomènes idéologiques liés directement
au gouvernement d'entreprise (Lazonick et O'sullivan, 2000 ; Wirtz P., 1999).
Les schémas mentaux donnent une autre explication aux conflits
d'intérêts. C'est leur diversité qui est source de conflit
en lieu et place de l'opportunisme. Ainsi deux parties prenantes de la firme, A
et B, ont théoriquement une perception différente de leurs
actions en tant qu'intervenants loyaux s'ils ne partagent pas le même
schéma mental par rapport aux intérêts à
privilégier. Cette idée est défendue par Conner et
Prahalad (1996, p.483).
40 Les études sur la cognition sont nombreuses. Dans
notre exposé, nous basons notre terminologie sur l'analyse de Denzau et
North (1994), car elle est à priori compatible avec les postulats
fondamentaux de la TPA et facilite, de ce fait, le travail d'intégration
théorique.
41 La rationalité procédurale, cohérente
avec l'approche cognitive et dynamique du conflit, se différencie
également de la rationalité limitée, car la
première met l'accent sur le processus de prise de décision, la
seconde plutôt sur son résultat (Charreaux, 1999).
I-2-2 Une réponse au conflit
d'intérêts : le gouvernement des entreprises Berle et
Means en 1929, étudiant la dispersion du capital des 200 plus grandes
firmes américaines concluent à l'émergence d'une nouvelle
forme de propriété (Harti G., 1999). Cette forme de
propriété contribue à l'émergence des firmes dites
<<managériales >>, c'est-à-dire effectivement
contrôlées par des managers non propriétaires. Cette
séparation42 conduira Jensen et Meckling (1976) à
élaborer la théorie de l'agence. En effet, en confiant la gestion
de ses intérêts à l'agent, le principal se trouve souvent
en face de divergences d'objectifs et des asymétries d'information qui
entraînent les phénomènes traditionnels de risque moral et
de sélection adverse (ou anti-sélection) et qui à leur
tour créent des coûts d'agence43.
Le risque moral désigne l'impossibilité pour le
principal d'évaluer l'effort fourni par l'agent. L'agent peut en effet
choisir de << trahir >>, au moins partiellement les
intérêts de son mandant pour mieux servir les siens propres
(Raimbourg P., 1989). Celui d'anti-sélection trouve son origine dans
l'impossibilité qu'a le principal d'avoir une connaissance
précise des caractéristiques du bien ou du service sur lequel
porte le contrat avec l'agent. Il existe de ce fait une incertitude concernant
la qualité du recrutement et de la sélection effectués par
le principal sous l'hypothèse d'une asymétrie d'information
(Raimbourg P., 1989). Pour donc limiter les coûts inhérents au
conflit, il est né des mécanismes chargés d'aligner les
intérêts du mandataire sur celui du mandant (Charreaux G.,
1997).
1-2-2-1 Quelques définitions du gouvernement
d'entreprise
Selon l'optique disciplinaire, le GE a pour objet de mettre
le dirigeant au pas afin que ce dernier gère l'entreprise au profit des
actionnaires, et plus généralement au profit de toutes les
parties prenantes. On oppose de ce fait la vision traditionnelle ou moniste du
GE qui fait la part belle aux seuls apporteurs de capitaux (actionnaires),
à la vision pluraliste ou partenariale qui élargit la firme
à tous les partenaires. Dans l'un ou l'autre aspect, le GE
désigne l'ensemble des mécanismes devant assurer la prise en
compte
42 Cette séparation des fonctions de
propriété et de direction se double d'une séparation des
fonctions de direction et de contrôle comme l'illustre la figure
III-4.
43 Les principaux coûts d'agence sont les coûts de
surveillance, les coûts d'action ou de développement et la perte
résiduelle. Voir Coriat B. et Weinstein O., (1995).
des intérêts de toutes les parties
contractantes. Le GE a trait ainsi à la façon de concilier les
intérêts des deux parties et de faire en sorte que les entreprises
soient exploitées au profit des investisseurs (Mayer C., 1996). Demb et
Neubaeur (1992), par exemple, indiquent que << le gouvernement
d'entreprise concerne la responsabilité en matière de performance
>>. Selon Kester, << le problème central du gouvernement
d'entreprise est de concevoir des systèmes spécialisés
d'incitation, de sauvegarde et de réglementation des différends
de nature à favoriser la continuité au sein de l'entreprise de
relations qui soient efficientes en présence d'un opportunisme
régi par l'intérêt personnel.>> Pour ce faire, le GE
dispose d'instruments internes et externes, spécifiques et non
spécifiques et enfin intentionnels et spontanés. Le marché
financier étant un moyen coûteux, voire défaillant (Hardi
G., 1989), ce sont les mécanismes internes qui encadreront l'action des
dirigeants. Dès l'introduction de leur article, Becht M. et alii.
(2002) définissent cinq principaux mécanismes devant limiter
l'espace discrétionnaire des dirigeants. Une liste exhaustive de ces
mécanismes est proposée dans le tableau qui suit.
Tableau III-2 Typologie des
mécanismes de gouvernement des entreprises
|
Mécanismes spécifiques
|
Mécanismes non spécifiques
|
|
- contrôle direct des actionnaires
(assemblée)
- conseil d'administration (avec ou sans séparation du
conseil, direction ou
|
- environnement légal et réglementaire (lois sur
les sociétés, sur le travail, droit de la faillite, droit
social...)
|
Mécanismes
|
forme
|
- syndicats nationaux
|
intentionnels
|
unique contre forme biconseil)
|
- auditeurs légaux
|
|
- systèmes de rémunération,
|
- associations de
|
|
d'intéressement
|
consommateurs
|
|
- structure formelle
|
|
|
- auditeurs internes
|
|
|
- comités d'entreprise
|
|
|
- syndicats maison
|
|
|
- réseaux de confiance informels
|
- marchés des biens et services
|
|
- surveillance mutuelle des dirigeants
|
- marché financier (dont prises
|
|
- culture d'entreprise
|
de contrôle)
|
|
- réputation auprès des salariés
|
- intermédiation financière
|
|
(respect des engagements)
|
- crédit interentreprises
|
Mécanismes spontanés
|
|
- marché du travail
|
|
|
- marché politique
|
|
|
- marché du capital social
|
|
|
- environnement sociétal
|
|
|
- environnement médiatique
|
|
|
- culture des affaires
|
|
|
- marché de la formation
|
|
Source: Charreaux G., (1997), Le gouvernement des
entreprises. Théories et faits, Economica, paris, p.427
Le plus important de ces mécanismes est le conseil
d'administration (Fama, 1980). Il a ainsi pour rôle de contrôler et
de ratifier les décisions managériales en jugeant les managers
selon leur performance soit en renouvellant leur mandat soit en les
révoquant (Fama et Jensen, 1983). Ses leviers d'action
sont donc le pouvoir de révocation (Pigé B., 1996 en mesure le
poids à partir d'un échantillon de PDG de 222 entreprises
françaises cotées sur la période 1985-1989) et le
système de rémunération. Gharbi H. (2002) dresse à
cet effet la liste des leviers d'action des mécanismes du tableau.
Si on admet que certains comportements déviants ne sont
pas motivés par l'opportunisme, mais simplement par des perceptions
divergentes, il devient théoriquement possible de représenter au
moins une partie des mécanismes de gouvernance comme indicateurs
d'apprentissage (Tainio, 2001). Dans cette perspective, les leviers
institutionnels qui fondent les mécanismes de gouvernance peuvent
fournir des incitations aux acteurs pour réévaluer la perception
de leurs positions et adapter, le cas échéant, la structure de
leurs connaissances. De ce fait, le GE ne joue pas simplement un rôle
disciplinaire, mais également un rôle cognitif.
Figure III-4 La double
séparation propriété/direction et direction/con
trôle
Administrateurs
- Exercent la fonction de contrôle pour
le compte des actionnaires
Actionnaires
- Prise en charge du risque résiduel
- perception des revenus résiduels
Dirigeants
- Exercent la fonction de direction pour le
compte des actionnaires
Source: Pigé B., (1996), « La
probabilité de rotation des PDG : une mesure du pouvoir de
révocation du conseil d'administration », Revue d 'Economie
Politique, 106 (5), sept.-oct., p.892
II- Le CA entre contrôle et
stratégie
La littérature sur le CA s'avère largement
dominée par le cadre conceptuel de la théorie de l'agence. Elle
est fondée sur une vision contractuelle de la firme, laquelle
appréhende le conseil, d'un point de vue organisationnel, comme l'organe
de contrôle des dirigeants dans l'optique de la défense des
intérêts des actionnaires. Ces apports de la théorie de
l'agence sont eux-mêmes opposés aux développements issus du
courant dit de l' << hégémonie managériale. > Ce
courant prend origine dans la théorie managériale et s'appuie sur
des travaux empiriques tels que ceux de Mace (1971), Herman (1981) ou Vance
(1983). Il en ressort une limitation de la capacité du CA à
contrôler les dirigeants.
Cependant, en marge de ces approches du conseil,
qualifiées d' << internes > (Charreaux G., Pitol-Belin, 1990 ;
Le Joly K., 1998) puisqu'elles appréhendent le conseil d'un point de vue
interne à l'organisation, il s'est développé un important
courant de recherches consacrées à une analyse dite <<
externe. > Elle (l'analyse externe) est dominée par l'étude
des caractéristiques et des conditions d'émergence des liens
inter organisationnels établis par l'intermédiaire des
administrateurs (liens interlock) et conduit au développement
de l'approche stratégique du conseil.
Notre objectif dans ce paragraphe est de présenter le
CA dans l'optique du contrôle et d'en dégager les limites pour
ensuite proposer une alternative, l'approche stratégique du CA.
II-1 L'optique disciplinaire du CA (voir
figure III-5)
Elle est proposée par les théories
contractuelles des organisations via la théorie de l'agence. Elles ont
en effet pour objectif d'expliquer les différences de structures
adoptées par les organisations et de déterminer un ensemble de
caractéristiques qui permettent d'en comprendre le fonctionnement. Ces
caractéristiques organisationnelles
ne faisant référence qu'aux fonctions de
contrôle et de décision, et ne prenant en compte que les
organisations privées44.
Les théories contractuelles sont fondées par la
vision contractuelle de l'organisation dans laquelle la firme apparaît
comme une fiction légale, un noeud de contrats implicites ou explicites
qui régissent les relations aussi bien entre les agents internes
à l'organisation qu'entre ceux-ci et les tiers et la sélection
naturelle45 selon laquelle il existe une concurrence entre les
différentes formes organisationnelles ; la forme qui survit est
censée être celle qui permet de minimiser le coût de
fonctionnement de l'organisation partant de la distinction fonctionnelle
propriété/décision (Fama et Jensen, 1983), les
théories contractuelles formulent deux propositions
fondamentales46 :
- la séparation47
propriété/décision conduit à des processus de
décision pour lesquels il y'a séparation des fonctions de
décision (initiative et mise en oeuvre) et de contrôle
(ratification et surveillance) ;
- la concentration des fonctions de décision et de
contrôle entre les mains d'un nombre limité d'agents conduit
à une répartition des titres de propriété qui
privilégie ces mêmes agents.
Ces deux propositions constituent le coeur de la théorie,
dont les aspects principaux sont résumés dans le tableau
synoptique qui suit.
44 Le champ d'application de la théorie peut
être élargi aux organisations publiques ou contrôlées
par l'Etat. Les relations de mandat entre électeurs et élus,
élus et administration participent à une extension de la
théorie. L'analyse de Breton et Wintrobe (1982), qui porte sur la
bureaucratie publique et privée à partir d'une
problématique très proche de celle utilisée par la
théorie contractuelle, peut être considérée comme
une extension de l'analyse aux organisations publiques. Cette
généralisation de la théorie supposerait
l'intégration du marché politique dans l'analyse. Pour une
présentation de l'analyse de Breton et Wintrobe, cf. Salmon (1983).
45 Contrairement à une idée fort
répandue, ce ne sont pas les sciences sociales qui ont fait un emprunt
de ce principe à Darwin. Il s'agit au contraire de ce dernier qui a
appliqué à la biologie, ce concept utilisé en sciences
sociales. Voir sur ce point Hayek (1980, p.26). Cette utilisation du principe
de sélection naturelle en économie a particulièrement
été prônée par Alchian (1950).
46 La notion de complexité de l'organisation et le
critère de minimisation des coûts d'agence sont les
éléments à la base de ces propositions. Une organisation
complexe est une organisation où l'information spécifique
nécessaire à l'accomplissement de la fonction de décision
est détenue par de nombreux agents. La notion d'information
spécifique est proche de celle d'asymétrie de l'information et a
été introduite par Hayek (1945). Cette notion est
également proche de la notion d'information impactedness
utilisée par Williamson (1975). Il y'a souvent corrélation
positive entre la taille de l'organisation et la complexité. La
séparation fonctionnelle apparaît être un mécanisme
permettant la survie des organisations complexes.
47 L'étude des conséquences de la
séparation fonctionnelle est très ancienne, puisque le
problème avait déjà fait été
évoqué par A. Smith. Dans le cas da la firme managériale,
cette étude a été particulièrement approfondie par
Berle et Means (1932).
Tableau III-3 Théorie con
tractuelle et séparation propriété/décision dans
les organisations
Type d'organisation
|
Complexité Taile (1)
|
Séparation Décision-contrôle (2)
|
Répartition
des Titres (3)
|
Organisations avec séparation
propriété- décision
|
- le plus souvent complexes
- information spécifique diffuse
- grande taille
|
- Séparation des fonctions
décision-contrôle
|
- diffuse
- les dirigeants n'ont qu'une faible part des titres
|
Organisations sans séparation
propriété- décision
|
- non complexes
- information spécifique concentrée
- petite taille
|
- non séparation
|
- concentrée entre les mains des dirigeants
|
Type d'organisation
|
Nature des titres
de propriété (4)
|
Systèmes de
contrôle (5)
|
Exemple-type (6)
|
Organisations avec séparation
propriété- décision
|
- facilement négociables
|
- conseil d'administration - hiérarchie
- surveillance mutuelle
|
- société anonyme avec actionnariat diffus
|
Organisations sans séparation
propriété- décision
|
- difficilement négociables
|
- pas de conseil d'administration
- hiérarchie et surveillance mutuelle peu
développées
|
- entreprise individuelle
|
|
Source: G. Charreaux (1997), Le gouvernement
d'entreprise. Théories et faits, Economica, Paris, P.170
II-1-1 Conseil d'administration et contrôle des
dirigeants
Dans les théories contractuelles, la firme est vue
comme un centre contractant, un noeud de contrats regroupant les contrats
établis par le dirigeant entre la firme et les apporteurs de ressources
et les clients. En raison des conflits d'intérêts entre les
différents cocontractants, des asymétries de l'information et de
l'incomplétude des contrats (impossibilité d'établir des
contrats permettant de prévoir toutes les éventualités),
l'organisation de l'activité économique (intrafirme et
interfirmes) est sous-optimale en ce sens qu'elle ne permet pas d'atteindre le
niveau de création de
valeur permis par la coopération, celui qui aurait
été obtenu dans l' « économie du Nirvana », dans
un monde parfait sans conflits d'intérêts ni
inégalités informationnelles et où les droits de
propriété sur les actifs seraient parfaitement
délimités et protégées. Selon la théorie
considérée (théorie positive de l'agence, théorie
des coûts de transaction, théorie des droits de
propriété), ces pertes de valeur s'analysent comme des
coûts d'agence, de transaction ou comme sous-valorisation des droits de
propriété. Le système de gouvernance, selon la perspective
contractuelle, s'explique par sa capacité à réduire ces
pertes de valeur.
|