La réflexion sur le conseil d'administration,
considéré comme le mécanisme principal du gouvernement
d'entreprise31 a fait l'objet de beaucoup de travaux. Le CA
constitue
l' « épine dorsale » du gouvernement
d'entreprise du fait que l'on suppose une relation entre ce dernier et la
performance financière de l'entreprise ou encore l'efficience
économique (Labelle R. et Raffournier B., 1999). En effet, de nombreuses
mesures visant à modifier la composition et le rôle du CA ont
été mises en oeuvre ou proposées dans l'optique
d'améliorer la gestion des entreprises (Charreaux, 1990). Ces mesures
font suite à une vague de critiques à l'encontre du
fonctionnement de cet organe. En France par exemple un certain manque de
vigilance du conseil quant au contrôle de l'utilisation effective des
capitaux par les dirigeants a été au centre des débats
(Jensen, 1993).
On remarque cependant que ces travaux sont l'apanage de
milieux professionnels ; les rapports Viénot I et II (1995,1999) ont
été mis en oeuvre par l'Association Française des
Entreprises Privées (AFEP), le Mouvement des Entreprises de France
(MEDEF) et le Conseil National du Patronat Français (CNPF). Les
Etats-Unis quant à eux ont eu recours aux services de l'American Law
Institute, de la National of Corporate Directors (1996)32. Ce
constat ne devrait cependant pas conclure à une absence de corpus
théorique devant animé le débat sur le CA.
Ce chapitre se veut donc une introspection au sein des
théories explicatives du CA qui elles-mêmes relèvent du
paradigme de l'efficience. Nous opposerons de ce fait les théories
contractuelles (financière et partenariale) du CA aux théories
stratégiques (section II). Pour les premières, le CA joue un
rôle purement disciplinaire, tandis que pour les secondes, le CA
constitue un instrument cognitif aidant à la création de
31 Le gouvernement d'entreprise constitue en effet une autre
dimension de l'entreprise, différente de la dimension management. Elle
sera développée ultérieurement.
32 Pour une synthèse des milieux professionnels ayant
traité des problèmes de gouvernance d'entreprise, voir Caby J. et
Hirigoyen G., (2001), p. 57.
compétences. Toutefois, il convient il convient de
présenter le champ disciplinaire dans lequel s'inscrivent les travaux
sur le CA : le gouvernement d'entreprise (section
I).
Le management a pendant longtemps été la seule
dimension mise en valeur dans l'entreprise. Mais avec les travaux de Berle et
Means (1932), eux-mêmes inspirés par les travaux d'Adam Smith
(1776) et de Baumol, l'entreprise s'est révélée sur un
tout autre plan, celui du gouvernement. L'entreprise est sous cet angle
considérée comme un Etat, et comme tel elle doit disposer en son
sein d'un ensemble de dispositifs ayant pour objet de réglementer les
actions des uns et des autres. Ce paragraphe tente de dresser le bilan de
l'évolution de cette dimension de l'entreprise. Pour en comprendre la
portée, il convient de revisiter le champ << conflictuel >>
des relations entre dirigeants et créanciers résiduels. De ce
débat, il ressort que l'approche de l'homme fondamentalement
opportuniste mobilisée par la théorie contractuelle des
organisations peut être relativisée en ce sens que le dirigeant
peut vouloir agir dans l'intérêt du mandant à la seule
différence que les schémas mentaux peuvent être divergents
: c'est l'approche cognitive.
I-1 L'opportunisme33
managérial
C'est une hypothèse fortement mobilisée par les
théories contractuelles des organisations34, notamment la
théorie des coûts de transaction (TCT) et la théorie
positive de l'agence (TPA). Ces théories contractuelles sont
également liées au développement de la théorie du
gouvernement d'entreprise (GE). Cette assimilation peut porter atteinte
à la pertinence de ce champ théorique d'où le recours
à l'approche cognitive du conflit.
33 Voir aussi l'hyper rationalité.
34 Ainsi, Donaldson (1990, p. 373), faisant explicitement
référence à Jensen et Meckling (1976) et Williamson
(1975), dit la chose suivante: << organizational economics creates a
theoretical scenario in which managers act opportuniscally, and any other type
of behavior falls outside of the theory [...] such behavior is assumed in the
fundamental axioms, rather than treated contingently or empirically, all
managers are presumed to act in this fashion.>>
I-1-1 Opportunisme et conflit d'intérêts
dans les théories contractuelles
Le conflit sera appréhendé par la théorie
des coûts de transaction et la théorie positive de l'agence.
I-1-1-1 Le conflit d'intérêts dans la
TCT
Williamson (1975, 1985) développe une approche
particulière de la TCT qui justifie l'existence d'un conflit
d'intérêts latent, par la possibilité d'un comportement
opportuniste de la part des parties prenantes à une transaction.
L'opportunité est dans ce contexte plus fort que la simple poursuite des
intérêts personnels de chacun au détriment des autres. En
effet, l'opportunisme au sens de Williamson constitue une représentation
extrême du comportement humain, qui, motivé par la recherche
d'avantages personnels, serait caractérisé par une tendance
à tricher et à transgresser les règles éthiques.
L'opportunisme, selon Williamson toujours, relève d'une démarche
consciente, comme le relève l'emploi de la notion d' « effort
calculé » (Williamson, 1985, p.47, cité par Ghoshal et
Moran, 1996, p.18).
Remarquons cependant que, Williamson se contente
d'évoquer la simple possibilité d'un comportement opportuniste,
sans pour autant supposer que chaque individu se conduise forcément de
manière opportuniste. C'est cette précision qui conduit Ghoshal
et Moran (1996, p.19) à observer que la TCT n'a pas besoin de postuler
que tous les individus sont opportunistes, mais que seulement certains le sont
parfois, et qu'il est à priori impossible de distinguer les
opportunistes des autres. Par conséquent, loin de supposer
naïvement que tous les partenaires d'une transaction ont une tendance
innée à chercher leur avantage en nuisant volontairement aux
intérêts des autres par des moyens douteux, Williamson met
seulement l'accent sur cette éventualité pour conduire ses
explications.
I-1-1-2 Le conflit d'intérêts dans la
TPA
L'opportunisme des acteurs n'est pas explicitement
mobilisé dans la théorie de l'agence. Pour elle, il n'est pas
indispensable de prendre un tel positionnement extrême pour parvenir
à des schémas théoriques comparables. Ainsi, le
modèle REM (resourceful, evaluative, maximizing) du comportement humain
(Jensen et Meckling,
1994), sur lequel se fondent implicitement les explications
avancées par la TPA repose sur quatre postulats, dont aucun ne fait
explicitement référence à l'opportunisme. Simplement,
selon REMM (resourceful, evaluative, maximizing Model), chaque acteur cherche
à maximiser de façon dynamique son utilité ou son
intérêt personnels. Dans ce contexte, il n'est d'ailleurs pas
exclu que la fonction d'utilité d'un individu intègre
partiellement les intérêts des autres parties prenantes, car
Jensen et Meckling (1994) citent explicitement l 'altruisme comme source
potentielle d'utilité.
En effet, pour Baumol (1959), plus connu pour sa
théorie des marchés contestables, et partant des théories
managériales de la firme, la fonction d'utilité des
managers35 serait différente de celle des
propriétaires en ce sens qu'elle n'intègre pas les mêmes
éléments.
Figure III-1 Exemple de fonction d
'utilité des dirigeants
P2
Ud2 Ud1
P1 C1
Pouvoir des dirigeants
C2
A1 A2
Sécurité d'emploi,
rémunération
Source: Paquerot M., (1996), Stratégies d
'enracinement des dirigeants et prises de contrôle d 'entreprises,
thèse de doctorat en sciences de gestion, option finance, p.167
35 Les managers sont ici définis comme ceux qui ont le
pouvoir de décision dans l'entreprise : ils représentent les
cadres dirigeants qui décident de la stratégie en accord avec le
CA et les responsables des centres de responsabilité de l'entreprise qui
ont pour tâche de gérer le travail des opérationnels. Ils
représentent ce que l'on appelle dans le milieu professionnel le
top-management d'une part et le middle-management d'autre part. Ils se
distinguent des purs opérationnels (désormais dans le langage
courant « managers ») qui sont jugés sur des résultats
qu'ils ne maîtrisent pas toujours complètement.
Lorsque les dirigeants augmentent leurs performances, la
courbe de choix passe de C1 à C2, passage leur permettant aussi
d'augmenter leur utilité. Dans le schéma ci-dessus, avant
l'augmentation des performances de l'équipe dirigeante en termes de
profit, la courbe d'utilité des dirigeants Ud1 est tangente à C1.
Après l'augmentation, leur utilité croît aussi
jusqu'à un niveau Ud2 tangente désormais à C2.
Initialement les dirigeants avaient choisi la combinaison (A1 ; P1) et ne
pouvaient augmenter A sans diminuer P et réciproquement. Le passage
à Ud2 grâce à l'augmentation du profit va leur permettre de
choisir (A2 ; P2) avec A2>A 1 et P2>P 1.
I-1-2 L'enracinement : une nouvelle approche de
l'opportunisme
Le cadre théorique a déjà
été abordé (TCT et TPA), nous nous attarderons sur les
principales contributions en la matière.
Shleifer et vishny36, suite à un article
paru en 1988 dans le Journal of Economics Perspectives, partant de la
notion d'investissements spécifiques qui rendent le remplacement de ceux
qui les réalisent coûteux, constatent que les dirigeants peuvent
ainsi réduire leur probabilité d'être remplacés, et
obtenir des salaires plus élevés ou une plus grande latitude dans
la gestion de la firme et notamment dans le définition de la
stratégie. La spécificité des investissements est
matérialisée par la complémentarité de ceux-ci avec
le capital humain des dirigeants. De ce fait, les mécanismes de
contrôle tels que le CA, le marché des dirigeants et les OPA
hostiles sont partiellement inefficaces.
L'approche de Castanias et Helfat est complémentaire
de celle de Shleifer et Vishny (1989) et Morck, Shleifer et Vishny (1990),
cependant leurs conclusions sur le comportement des dirigeants et les effets
sur la richesse des actionnaires sont assez différentes. Ils fondent
leurs propos sur les rentes managériales, proposées par la
théorie du capital humain de Becker37 (1964). Les auteurs
supposent que les dirigeants disposent de compétences spécifiques
à la firme, disposent également de compétences
spécifiques à la branche et des compétences
générales. De même, les dirigeants qui disposent de
compétences spécifiques à la branche disposent de
compétences générales
36 Shleifer A. et Vishny R.W., (1988), « Value maximization
and the acquisition process », Journal of Economics Perspectives,
Vol.2, N°1 ,pp.7-20
37Becker G., (1964), Human capital, Columbia
University Press.
en gestion, permettant alors de créer des rentes pour
l'entreprise. Le modèle de Stiglitz et Edlin38 fondée
sur la notion d'asymétrie d'information est une illustration
mathématique des stratégies d'enracinement. Quelle que soit
l'approche, l'enracinement se traduit de la sorte (Cf. figure III-2).
Tableau III-1 Tableau de
synthèse des analyses de Shleifer et Vishny, Morck, Shleifer et Vishny
et Castanias et Helfat
38 Stiglitz J.E. et Edlin A.S., (1992), « Discouraging
rivals: managerial seeking and economic efficiences », working paper
N°4 145, National Bureau of Economic Research.
Source: Paquerot M., (1996), p.86, op. cit.
Figure III-2 Courbe d'enracinement
des dirigeants
Réputation des dirigeants
Niveau de pouvoir maximisant la réputation des
dirigeants
Mérite Enracinement
Pouvoir des dirigeants par rapport aux
actionnaires
Source: Paquerot M., (1996), p. 161, opt. Cit.
Il s'agit en effet d'un surplus de pouvoir par rapport aux
performances réalisées. Sa conséquence sur la valeur de la
firme ne fait pas l'unanimité. Pour les uns (Shleifer et Vishny, 1989 ;
Morck, Shleifer et Vishny, 1990 ; Paquerot, 1997), il est source
d'inefficacité. D'autres (Castanias et Helfat, 1992 ; Charreaux et
Desbrières, 1997 ; Hirshleifer D., 1993 ; Garvey G.T. et Swann P.L.,
1994) ne voient pas nécessairement en l'enracinement une
altération de la performance. Il existe une autre tendance relativisant
l'impact de l'enracinement sur la performance de l'entreprise, en fixant un
seuil d'enracinement à partir duquel l'enracinement devient
préjudiciable et en dessous duquel il ne l'est plus (Pigé B.,
1998). Stamford P. (1997) distingue dans le même sillage l'enracinement
positif qui n'influence pas la performance et à côté
l'enracinement négatif. Nous résumons ces contributions dans le
schéma qui suit.
Figure III-3 L 'enracinement et la
performance de l 'entreprise
Enracinement opportuniste
Variables du CA
CA inefficace
Enracinement
Performance de
l'entreprise
Enracinement légitime
Variables Du CA
CA efficace
Influence négative Influence positive
Source:
construction de l'auteur.
I-2 L'approche cognitive de l'opportunisme
Le conflit d'intérêts entre différentes
parties prenantes de la firme est potentiellement de nature variée. Il
peut d'abord être réel. En tant que tel, dans sa forme
extrême, il trouve son origine dans l'opportunisme de certains acteurs
(TCT de Williamson), sinon, il découle simplement de la divergence des
fonctions d'utilité (TPA). Cependant, des arguments au sujet du cadre
d'efficience dynamique (Wirtz P., 1999) montrent qu'on ne peut pas
écarter l'éventualité d'un conflit d'intérêts
seulement apparent. C'est le leitmotiv du courant cognitif des conflits
d'intérêts et qui constitue une révolution en finance (
Salem R. et Hamza N., 2003).