I.4. Difficultés et contre-arguments
Malgré l'aspect innovant, original et
intéressant de l'introduction de l'Histoire, des chercheurs prennent du
recul sur ce qui a été fait et certains n'hésitent pas
à critiquer et à donner des contre-arguments à son
utilisation. C'est le cas de Michael N. Fried, un enseignant-chercheur de
l'Université Ben Gourion du Neguev en Israël qui dans son
article Can Mathematics Education and History of Mathematics coexist
?* en 2001 nous fait part de problèmes et difficultés de
mise en place de ce type d'enseignement.
La principale difficulté discutée par les
enseignants et rapportée par Fried est la gestion du temps. En effet,
dans un temps limité, les professeurs doivent enseigner aux
élèves un nombre important de notions, et peinent
déjà à respecter ce programme. L'Histoire ajoutée
étant optionnelle, certains enseignants sont réticents à
son introduction.
Déjà en 1938, Bachelard écrivait que
l'utilisation de l'Histoire pouvait troubler les élèves en les
sortant de leur confort et de leurs habitudes de la discipline.
Par ailleurs, Fried considère qu'il est difficile de
traiter convenablement l'Histoire en classe et voit les anecdotes et capsules
historiques d'un mauvais oeil. Il craint une dénaturation de l'Histoire
qui serait contaminée par une vision moderne des Mathématiques.
L'historicité des concepts tend à se perdre. De plus, les
professeurs se doivent d'enseigner des Mathématiques modernes aux
élèves et de se concentrer sur les savoirs dont ils auront besoin
plus tard dans leurs études scientifiques ou d'ingénieurs.
Comme Le Goff l'a écrit dans un article en 1994,
l'Histoire peut être comme un « écran » devant les
Mathématiques. Fried appuie cet argument en disant qu'avec ce mode
d'enseignement le professeur peut perdre de vue son objectif
mathématique.
Aussi, pour expliquer des notions ou raisonnements
mathématiques, on peut parfois passer par des étapes de
l'Histoire qui par la suite n'ont pas abouti, quel serait alors
l'intérêt de se lancer dans des impasses ?
*Est-ce que l'enseignement des Mathématiques et
l'Histoire des Mathématiques peuvent coexister ?
LAZARO Virginie Mémoire 'Histoire des
Mathématiques et motivation des élèves'
Lors de la dixième conférence de l'ICMI (The
International Commission on Mathematical Instruction) en 1998 à Luminy
sur l'utilisation de l'Histoire des Mathématiques en classe, un
chercheur de l'Université de Hong-Kong, Man-Keung Siu a
présenté à l'assemblée une liste de treize
exclamations et questions, employées à la première
personne sur « pourquoi un professeur devrait hésiter ou se
décider à ne pas utiliser l'Histoire des Mathématiques
dans son enseignement ». Avec le temps et ses collaborateurs, sa liste est
passée à seize points que voici :
1) Je n'ai pas le temps en classe !
2) Ce ne sont pas des Mathématiques !
3) Comment peut-on évaluer cela dans un test
?
4) Les étudiants ne deviennent pas
véritablement meilleurs en Mathématiques !
5) Cela risque de rendre la matière encore plus
complexe à leurs yeux !
6) Les élèves voient ça comme de
l'Histoire et détestent l'Histoire !
7) Les élèves voient ça comme aussi
ennuyeux que le sujet de Mathématiques lui-même !
8) Les étudiants n'ont pas encore assez de culture
générale pour apprécier ce genre d'activité
!
9) Il est ridicule de regarder en arrière quand il
faut constamment progresser avec les élèves !
10) Il n'y a pas assez de ressources sur le sujet !
11) Il n'y a pas assez de professeurs formés pour
cela !
12) Comment être sûr de la précision des
travaux présentés ?
13) Ce qu'il s'est vraiment passé est plutôt
tortueux. Dire ce qui s'est vraiment passé peut être confus,
plutôt que d'éclairer la situation !
14) L'étude de textes originaux est trop difficile
!
15) Cela ne fait-il pas paraître un certain
chauvinisme culturel ou un aspect nationaliste au discours ?
16) Existe-t-il de véritables évidences
empiriques montrant un meilleur apprentissage chez les élèves
lorsque l'Histoire des Mathématiques est introduite dans la classe
?
LAZARO Virginie Mémoire 'Histoire des
Mathématiques et motivation des élèves'
Pour échapper aux difficultés, certains chercheurs
ont tenté d'y apporter des
solutions.
Tout d'abord Avital a écrit en 1995 : « Les
professeurs se demandent 'Où vais-je trouver du temps pour enseigner
l'Histoire ?' La meilleure réponse est : 'Vous n'avez pas besoin de
temps supplémentaire. Donnez juste un problème historique
directement lié au sujet que vous enseignez, dites d'où il vient,
et laissez les élèves travailler eux-mêmes l'Histoire
». La solution d'Avital permet donc au professeur de ne pas « perdre
» de temps mais comme le souligne Fried en 2001, cette réduction
apparente de temps supplémentaire est simplement déplacée
du cours au temps libre des élèves. Est-ce juste de les faire
travailler plus eux ? Fried propose une autre idée qui ne prendrait pas
plus de temps ni au professeur ni aux élèves : il s'agirait de
faire les mêmes cours qu'à l'ordinaire, mais juste avec un
contexte historique. Dans la même optique, le professeur Katz enseigne
les savoirs anciens avec une manière actuelle. Cette dernière
façon d'enseigner est qualifiée par Fried de lecture synchronique
: on décode dans notre système actuel des Mathématiques
anciennes.
Selon Fried, l'utilisation de l'Histoire de la discipline pour
l'enseigner n'est pas à exclure. Il met en garde ses lecteurs en leur
recommandant d'aborder une approche prudente et attentive. Il y a deux
façons de faire : soit on reste en symbiose avec le passé, ce que
Fried appelle « accommodation radicale », soit le cours
mathématique reste séparé du contenu historique, il
appelle cela la « séparation radicale ». Dans le premier cas,
c'est une lecture d'historien que l'on fait des concepts mathématiques :
on cherche à comprendre les notions dans leur contexte historique, il
s'agit d'une lecture diachronique pour Fried. Ce dernier écrit que les
deux types de lecture cités sont à alterner, ce qui est peu fait
par la communauté des enseignants.
LAZARO Virginie Mémoire 'Histoire des
Mathématiques et motivation des élèves'
|