Transmission générationnelle des langues à Gamboma.par Frydh ONDELE Université Marien Ngouabi - Master 2 en sciences du langage 2015 |
RésuméLe plurilinguisme urbain est à l'origine de plusieurs phénomènes relevant de la sociolinguistique urbaine parmi lesquels le changement codique entre générations. Actuellement, dans notre pays, notamment en villes, certains parents n'accordent plus d'importance à la transmission des langues vernaculaires comme langues premières à leurs enfants au profit des langues véhiculaires. Au centre urbain de Gamboma, dans le département des Plateaux situé au centre du Congo, les parents n'échappent pas à cette tendance. L'enquête que nous y avons menée montre qu'en général, les langues véhiculaires sont plus transmises que les langues vernaculaires. Les trois langues hautement transmises sont le lingala, le gangoulou et le français. Plusieurs facteurs sont à l'origine de ce phénomène d'émergence des langues véhiculaires comme L1 des enfants : l'influence des langues véhiculaires, l'hétérogénéité linguistique des couples, le niveau intellectuel des parents etc. Bien que les langues locales soient faiblement transmises, les enquêtés reconnaissent la nécessité de les sauvegarder. Ainsi, ils ont évoqué diverses raisons et institutions pour la sauvegarde de celles-ci. Mots-clés : Transmission des langues - Changement codique - Mort des langues - Langue véhiculaire - Langue vernaculaire - Langue première - Vitalité des langues - Plurilinguisme Summary Urban Multilingualism is at the origin of many phenomenons related to urban sociolinguistics such as language change between generations. Currently in our country, especially in cities, some parents give more importance to the transmission of vernacular languages as first languages to their children than to the transmission of vehicular languages. In the urban center of Gamboma, in the department of Plateaux located in the center of Congo, parents are no exception to this trend. The survey we conducted shows that usually, vehicular languages are more transmitted than vernacular languages. The three highly transmitted languages are lingala, gangoulou and french. Several factors are responsible for the phenomenon of emergence of vehicular languages as first language for children: the influence of vehicular languages, couples' linguistic heterogeneity, the intellectual level of parents... Although local languages are poorly transmitted, surveyed individuals recognize the need to save them. Thus, they mentioned various reasons and institutions to save them. Keywords : Languages transmission- Language change - Death of languages - Vehicular language - Vernacular language - First language - Languages vitality - Multilingualism 1 0. INTRODUCTIONLes rapports entre langue et société s'observent sur différents terrains dont la ville. Par son attraction, celle-ci agglomère différentes communautés linguistiques et renferme ainsi divers problèmes sociolinguistiques tel le changement codique entre générations. Ce phénomène est l'une des causes de la rupture de transmission des patrimoines linguistiques. La transmission des langues implique l'acquisition perpétuelle du langage, la maitrise des normes, du vocabulaire d'une langue et son maintien à travers le temps. Dans la transmission générationnelle des langues, celles-ci sont léguées, apprises et continuellement parlées. Le mot génération « ...est un concept sociologique utilisé en démographie pour désigner une sous-population dont les membres, ayant à peu près le même âge ou ayant vécu à la même époque historique, partagent un certain nombre de pratiques et de représentations du fait de ce même âge ou de cette même appartenance à une époque. La durée d'une génération humaine correspond généralement au cycle de renouvellement d'une population adulte apte à se reproduire, à savoir environ vingt ans.2 » Le phénomène de transmission des langues est observé dans toutes les communautés de locuteurs d'une langue donnée. La famille et l'école sont les instances les plus privilégiées. Néanmoins, le cercle familial y est considéré comme l'institution attitrée. Ainsi, Fabienne Leconte observe que : « Un des points communs aux phénomènes
de contacts de langues 2 Génération (sociologie) - Wikipédia, http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Génération (sociologie&oldid=102858165 2 famille dans la transmission des langues minoritaires aux enfants et partant des cultures qu'elles véhiculent. L'importance de la famille comme instance de transmission des langues minoritaires est en outre accentuée quand les langues ne bénéficient d'aucun soutien institutionnel ou de statut reconnu.3» La famille en Afrique a un sens étendu. Pour L.-J. Calvet, au sens africain du terme, la famille est constituée des : « ...grands-parents, leurs fils, leurs épouses et les enfants. Cette famille étendue regroupe donc, si on la regarde du point de vue de l'enfant, des frères et soeurs, des demi-frères et des demi-soeurs (dans le cas du père polygame), des cousins et cousines (les enfants des frères du père), des oncles (les frères du père), des tantes (leurs épouses), le père, la mère et les grands-parents.4 » Nous abordons ici le phénomène de transmission générationnelle des langues, des parents aux enfants à Gamboma. Le terme parents renvoie aux parents géniteurs, aux oncles, aux tantes ou encore aux grands-parents. Avec les fils et filles, les neveux et nièces, ils forment la famille. Dans cette introduction, nous présentons premièrement la problématique de notre thème de recherche. Nous faisons l'état de la question, nous dégageons l'importance du problème et les objectifs de recherche poursuivis. Deuxièmement nous exposons la méthodologie. Troisièmement, nous procédons à une brève présentation de la ville de Gamboma. Et quatrièmement, nous annonçons le plan du travail. 3 Leconte, Fabienne, La famille et les langues. Une étude sociolinguistique de la deuxième génération de l'immigration africaine dans l'agglomération rouennaise, Paris, L'Harmattan, 1997, p.9. 4 Calvet, L.-J., Les voix de la ville : introduction à la sociolinguistique urbaine, Paris, Payot & Rivages, 1994, p.131. 3 0.1. PROBLÉMATIQUELe problème de la disparition des langues est un phénomène qui intéresse et préoccupe les linguistes. Dans les années 2000, plusieurs travaux ont été menés sur la question de la « mort des langues ». Selon les linguistes, le nombre de langues recensées dans le monde varie entre six mille et sept mille. Médéric Gasquet-Cyrus affirme que selon Claude Hagège, vingt-cinq langues meurent par année ; vingt-quatre selon D. Crystal, et dix selon R. Bjeljac-Babic et R. Breton5. En effet, les ethnolinguistes estiment qu'au cours des trois siècles derniers, des langues se sont éteintes ou ont disparu dans des proportions dramatiques et à un rythme sans cesse croissant, en particulier en Amérique et en Australie. Aujourd'hui, au moins trois mille langues sont menacées dans de nombreuses régions du monde. Ainsi, estiment-ils qu'en Afrique, sur mil quatre cent langues locales, au moins deux cent cinquante sont menacées et cinq cent à six cent sont sur le déclin. L'Europe, compte une cinquantaine de langues en péril. En Océanie, l'Australie affiche un nombre record de langues récemment disparues ou menacées dans la région, seules vingt cinq langues aborigènes y demeurent couramment parlées sur quatre-cent. Quant au continent américain, au Mexique par exemple, quatorze langues locales sont en péril ou moribondes ; trois cent soixante quinze langues survivent en Amérique du Sud, dont une grande proportion est gravement menacée ou moribonde6. En 2003, l'UNESCO dans son rapport intitulé Vitalité et disparition des langues affirme que « même les idiomes qui comptent plusieurs milliers 5 Gasquet-Cyrus, Médéric, « La métaphore du poids des langues et ses enjeux », in Le poids des langues : dynamiques, représentations, contacts, conflits, Gasquet-Cyrus, Médéric et Pétijean, Cécile, Paris, L'Harmattan, 2009, p.22. 6 Diversité linguistique : 3 000 langues en péril, http://www.unesco.org/bpi/fre/unescopresse/2002/02-07f.shtml 4 de locuteurs ne sont plus appris aux enfants ; plus de 50 % des langues du monde perdent des locuteurs. Selon nos estimations, 90% d'entre elles pourraient être remplacées par des langues dominantes d'ici la fin du XXIe siècle.7» À partir de ces affirmations, nous constatons que la mort des langues est un phénomène très répandu et inéluctable qui suscite des conséquences négatives : la menace de la diversité linguistique dans le monde, particulièrement en Afrique. C'est en effet sous l'effet du « poids »8 de certaines langues, notamment les langues coloniales (langues de grande diffusion) que les langues autochtones tendent à disparaître. 0.1.1. ÉTAT DE LA QUESTIONLe phénomène de transmission des langues retient l'attention de plusieurs auteurs et, divers travaux sont menés à ce sujet. Anna Ghimenton par exemple a étudié en 2010 la transmission intergénérationnelle du plurilinguisme sociétal de Vénétie (nord-ouest de l'Italie)9. Elle part d'un corpus de trente cinq heures d'enregistrements d'interactions dynamiques et multipartites dans le contexte familial. Partant des analyses quantitatives et qualitatives des fréquences de choix de langues dans la production d'un enfant et cinq adultes notamment ses parents, ses grands-parents et une tante, elle montre que l'italien est la langue privilégiée lorsque l'enfant est 7 UNESCO, Vitalité et disparition des langues, http://www.unesco.org/culture/heritage/intangible/2003 8 Le terme « poids » ici a deux acceptions, le poids physique qui renvoie au statut socio-politico-économique de la langue aux plans national et international et le poids moral qui renvoie aux représentations (qualité méliorative ou dépréciative) qu'ont les individus vis-à-vis d'une ou des langues donnée(s). Cette notion de « poids de langues » est aussi « intimement liée à la nature des liens entre communautés linguistiques, aux relations qu'entretiennent les membres d'une même communauté, et à la dynamique sociale » selon Gasquet Cyrus et Cécile Pétijean, 2009. 9 Ghimenton, Anna, Analyse des interactions familiales entre trois générations dans la région italienne de Vénétie : réflexions sur les voies de la transmission des langues minorées, Travaux neuchâtelois de linguistique, 2010, 52, 109-124. 5 directement impliqué dans l'échange, alors que le dialecte est la langue qui caractérise les échanges entre les adultes. Réné Houle de son côté, a examiné l'évolution de la transmission des langues immigrantes entre 1981 et 2006 au Canada10. Il a procédé en premier lieu par une comparaison de la situation de deux recensements espacés de 25 ans, une comparaison historique de deux populations définies de façon identique, soit les mères immigrantes ayant des enfants de moins de 18 ans ; en second lieu par un intérêt accordé à la dimension intergénérationnelle de la transmission des langues immigrantes. Il compare les mères immigrantes qui, au recensement de 1981, avaient des enfants de moins de 18 ans nés au Canada à leurs enfants, 25 ans plus tard, alors que ces dernières sont âgées de 25 à 42 ans et elles-mêmes devenues mères. Il montre que pour l'ensemble des groupes linguistiques, au recensement de 1981, la langue immigrante a été transmise à 41% des enfants de moins de 18 ans nés au Canada, et, au recensement de 2006, 55%, soit 14 points de plus. Le constat fait est la persistance des langues immigrantes au Canada dans un contexte de flux migratoires soutenus. Aucune étude sur la transmission des langues à Gamboma n'a été antérieurement entreprise. La présente étude s'inscrit dans le cadre des travaux initiés par M. Ndamba Josué sur les langues premières des enfants dans les centres urbains du Congo. Sous l'effet d'une urbanisation ultrarapide au Congo, les langues locales vernaculaires sont entrées en contact avec les langues véhiculaires du territoire national : le lingala, le kituba et le français. On se retrouve devant des situations de pluriglossie enchâssée dans lesquelles les langues véhiculaires « nationales » exercent leur suprématie sur les langues 10 Houle, Réné, Évolution récente de la transmission des langues immigrantes au Canada, http://www.statcan.gc.ca/pub/11-008-x/2011002/t/11453/tbl004-fra.htm 6 vernaculaires et, sont elles-mêmes confrontées au poids de la langue officielle. Face à ce déséquilibre, certains parents n'accordent plus d'importance à la transmission des langues vernaculaires à leurs enfants. Par conséquent, ces derniers ont pour langue première une langue véhiculaire. Ce qui entraîne systématiquement la réduction du nombre de locuteurs des langues vernaculaires qui pourrait avec le temps entraîner leur disparition, induisant ainsi la réduction de la diversité linguistique. Etant donné que chaque langue véhicule une culture donnée, celle de ses locuteurs, les cultures véhiculées par ces langues en danger tendront à disparaître. Les enfants s'identifieront à la culture des langues qu'ils parleront. Dans ce travail, nous avons choisi d'aborder les points particuliers suivants : - les usages des langues à travers les situations de communication à Gamboma ; - la ou les langue(s) hautement transmise(s) des parents aux enfants. À l'opposé, la ou les langue(s) faiblement transmise(s) ; - les facteurs qui sont à l'origine de la progression et de la régression de la transmission générationnelle des langues ; - la nécessité et les perspectives de sauvegarde des langues faiblement transmises. |
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