II. L'incrimination du blanchiment de capitaux au moyen
de crypto-actifs
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Étudier l'incrimination du blanchiment de capitaux au
moyen de crypto-actifs revient à étudier les
éléments constitutifs de l'infraction (A) avant de
s'intéresser aux processus infractionnels (B).
A. Les éléments constitutifs
23. - Existence préalable
d'une infraction principale - Le blanchiment de capitaux peut
être défini comme l'opération ayant pour finalité de
faire disparaître l'origine des fonds provenant d'un crime ou d'un
délit afin de les réintégrer dans le circuit financier
légal (C. pén. art. 324-1 du Code pénal). Le blanchiment
est donc une infraction de conséquence dont la constitution
nécessite la préexistence d'une infraction principale dite aussi
originaire, primaire ou encore infraction source133. L'article 324-1
du Code pénal précise que cette infraction doit être un
délit ou un crime.
La généralité des termes employés
permet d'étendre le champs d'application de l'infraction
générale de blanchiment à toute infraction principale,
qu'elle soit définie par le code pénal, par d'autres codes ou par
des lois demeurées hors codification134, pourvue qu'elle soit
punie d'une peine d'emprisonnement et qu'elle ait procuré à son
auteur un profit ou qu'elle ait généré un produit
susceptible d'être blanchi135. Le législateur de
l'époque avait alors en tête d'éviter tout obstacle
à la répression que peut constituer la difficulté de
rapporter la preuve de cette infraction d'origine. Toutes les propositions
tendant à limiter le champ des infractions sources ont par
conséquent étaient rejetées lors des débats
parlementaires précédent l'adoption de la loi n°96-392 du 13
mai 1996136.
- Preuve de l'infraction principale - La
circulaire d'application de la loi, datée du 10 juin 1996 (n°96/11
G), encore en vigueur aujourd'hui, demandait au parquet d'établir :
« que les fonds blanchis provenaient d'un crime ou d'un délit,
quel qu'il soit ». Les autorités de poursuites avaient
interprété la circulaire comme nécessitant de rapporter la
preuve de l'infraction source en tous ses éléments
133 DAURY-FAUVEAU Morgane, Fascicule 20 : blanchiment -
conditions et constitution, JurisClasseur Pénal des Affaires, Lexis
Nexis, 2 mai 2020, 10°.
134 MATSOPOULOU Haritini (dir.), MASCALA Corinne (dir.),
Le Lamy droit pénal des affaires, Wolters Kluwer, 2020,
1737°.
135 CUTAJAR Chantal, Fascicule 20 : blanchiment -
éléments constitutifs - répression, JurisClasseur
Pénal des Affaires, Lexis Nexis, 15 février 2010, mis à
jour le 27 janvier 2020.
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constitutifs. Cette analyse fut confirmée dans un
arrêt rendu le 25 juin 2003137 par la chambre criminelle de la
Cour de cassation.
Cependant, dès 2004, la haute juridiction assouplissait
sa jurisprudence en approuvant une Cour d'appel d'avoir jugé que le
blanchiment : « doit entraîner de la part de la juridiction de
jugement la constatation de l'origine criminelle ou délictuelle des
fonds138 ». Cette interprétation est aujourd'hui
constante, la chambre criminelle ayant eu l'occasion de la confirmer
depuis139. Il appartient donc désormais aux autorités
de prouver l'origine infractionnelle des biens ou revenus, sans avoir à
caractériser l'infraction source en tous ses éléments.
Qui plus est, la loi n° 2013-1117 du 6 décembre
2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande
délinquance économique et financière est allée plus
loin en insérant dans le code pénal un nouvel article 324-1-1 qui
pose une présomption d'origine illicite des biens ou revenus : «
dès lors que les conditions matérielles, juridiques ou
financières de l'opération de placement, de dissimulation ou de
conversion ne peuvent avoir d'autre justification que de dissimuler l'origine
ou le bénéficiaire effectif de ces biens ou revenus ».
Saisie d'une question prioritaire de constitutionnalité, la chambre
criminelle de la Cour de Cassation a jugé qu'il n'y avait pas lieu de la
renvoyer au Conseil constitutionnel dès lors que : « d'une
part, la présomption d'illicéité, instituée par le
texte contesté, de l'origine des biens ou revenus sur lesquels porte le
délit de blanchiment prévu par l'article 324-1 du Code
pénal n'est pas irréfragable, et d'autre part, nécessite,
pour sa mise en oeuvre, la réunion de conditions de fait ou de droit
faisant supposer la dissimulation de l'origine ou du bénéficiaire
effectif de ces biens ou revenus140 ».
Cette présomption présente une utilité
tout particulière en terme de répression du blanchiment commis
aux moyens de crypto-actifs tant l'utilisation de procédés
complexes visant à opacifier l'origine infractionnelle des fonds est
fréquente voir systématique141.
137 Cass. crim., 25 juin 2003, n°02-86.182.
138 Cass. crim., 7 avril 2004, n°03-84.889.
139 Cass. crim. 8 sept. 2010, n°09-86.261 ; 17 fév.
2016, n°15-80.050 ; 6 déc. 2017, n°16-84.31.
140 Cass. crim. 9 déc. 2015, n°15-90.019
141 Cf. infra. n°33.
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- Caractère autonome de l'infraction principale
- Le caractère « général, distinct, et
autonome » de l'infraction source a été consacré
par la jurisprudence à l'occasion d'une question portant sur
l'auto-blanchiment, soit celle du cumul de la qualité d'auteur de
l'infraction source et de celle d'auteur de l'infraction de blanchiment
consécutive (Cass. crim., 25 juin 2003, n°02-86.182). Par la suite,
la chambre criminelle n'a eu de cesse de préciser les
conséquences de ce principe d'autonomie.
Dans un arrêt en date du 20 février 2008
(n°07-82.977), elle a jugé que le principe d'autonomie de
l'infraction de blanchiment a pour conséquence de ne pas soumettre sa
poursuite aux conditions propres de l'infraction-source. Ainsi, la mise en
mouvement de l'action publique pour des faits de blanchiment de fraude fiscale
ne nécessite pas une plainte préalable de l'Administration
fiscale, après avis conforme de la Commission des infractions fiscales,
telle que nécessaire pour poursuivre le délit de fraude
fiscale.
Au fil des décisions, la chambre criminelle a
précisé que l'absence ou l'impossibilité de poursuivre
l'infraction source142 n'a aucune incidence sur les poursuites
exercées contre l'auteur du blanchiment
subséquent143.
24. - Élément
matériel - L'article 324-1 du Code pénal réprime
deux formes de blanchiment dont les éléments matériels se
distinguent l'une de l'autre. Il s'agit d'une part de la facilitation, par tout
moyen, de la justification mensongère de l'origine des biens ou des
revenus de l'auteur d'un crime ou d'un délit
(C. pén., art. 324-1, al. 1er) et, d'autre part, du
concours à une opération de placement, dissimulation et
conversion du produit d'un crime ou d'un délit (C. pén., art.
324-1, al. 2).
La question s'est posée de savoir si
l'élément matériel du blanchiment pouvait être
constitué par abstention compte tenu de sa proximité avec la
complicité par aide ou assistance144. En effet, si cette
complicité suppose en principe, un acte positif, la jurisprudence a
exceptionnellement admis qu'elle pouvait être réalisée par
abstention lorsque pesait sur le complice une obligation d'agir145.
Toutefois, la doctrine s'accorde à dire que le blanchiment est une
infraction de commission qui requiert un acte
142 Extinction de l'action publique par le décès
de l'auteur, Cass. crim., 31 mai 2012, n°12-80.715 ; par le jeu de la
prescription extinctive, Cass. crim., 17 déc. 2004, n°13-86.477 ;
impossibilité de poursuivre l'infraction-source devant une juridiction
française, Cass. crim., 9 déc. 2015, n°15-83.204.
143 MATSOPOULOU Haritini (dir.), MASCALA Corinne (dir.), op.
cit., 1795°.
144 DAURY-FAUVEAU Morgane, op. cit., 35°.
145 Cass. crim., 21 octobre 1971, n°71-90.754 ; Cass. crim.,
13 septembre 2016, n°15-85.046.
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positif qui, soit facilite la justification mensongère
de l'origine des biens illicites, soit matérialise un concours à
une opération de placement, dissimulation ou conversion du produit de
l'infraction source146.
- Fait de faciliter la justification mensongère
de l'origine des biens ou des revenues - L'alinéa 1er de
l'article 324-1 du Code pénal dispose que le blanchiment peut être
constitué par : « le fait de faciliter, par tout moyen, la
justification mensongère de l'origine des biens ou des revenus de
l'auteur d'un crime ou d'un délit ayant procuré à celui-ci
un profit direct ou indirect ».
La généralité du terme «
faciliter » permet de considérer que l'infraction de
blanchiment peut être caractérisée par tout commencement de
justification mensongère bien qu'inachevée ou objectivement
imparfaite147. Le terme de « justification
mensongère » permet également de circonscrire de
manière large les faits matériels d'autant plus qu'elle peut
être réalisée par « tous moyens
»148. Enfin, la répression de cette typologie de
blanchiment est facilitée par le fait que la preuve de l'identité
du produit procuré par l'infraction et celui dont l'origine est
faussement justifiée n'a pas à être rapportée. La
doctrine majoritaire considère que cette identité n'est pas un
élément constitutif de l'infraction de blanchiment puisque le
texte n'exige pas de démontrer le lien entre les biens ou les revenus
obtenues par l'accomplissement de l'infraction source et les biens ou revenus
blanchis149.
- Concours à une opération de placement,
dissimulation ou conversion d'un produit illicite - L'alinéa 2
de l'article 324-1 du Code pénal vise : « le fait d'apporter un
concours à une opération de placement, de dissimulation ou de
conversion du produit direct ou indirect d'un crime ou d'un délit
». Ces trois formes de concours peuvent être apportés
alternativement ou cumulativement150.
Il convient également de préciser que, pour
cette forme de blanchiment, la chambre criminelle de la Cour de cassation a
expressément admis la possibilité de cumuler la qualité
d'auteur de l'infraction
146 REBUT Didier, « Manquement du banquier à ses
obligations professionnelles et commission du délit de blanchiment
», Banque et droit, 2003, n°88, 11 p. ; BOULOC Bernard,
« De quelques aspects du délit de blanchiment », Revue de
droit bancaire et financier, 2002, 152 p.
147 MATSOPOULOU Haritini (dir.), MASCALA Corinne (dir.), op.
cit., 1799°.
148 CUTAJAR Chantal, op. cit.
149 CONTE Philippe, Droit pénal spécial,
6e édition, LexisNexis, 5 septembre 2019.
150 DAURY-FAUVEAU Morgane, op. cit., 42°.
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principale et de blanchisseur du produit direct ou indirect
tirée de celle-ci151 pourvu que « les faits ne
procèdent pas de manière indissociable d'une action unique
caractérisée par une seule intention
coupable152».
Cette seconde typologie de blanchiment est également
définie largement ce qui permet d'appréhender toutes les formes
de concours possibles, autant la réalisation d'actes matériels,
intellectuels, ou l'apport de conseils et d'instructions. Plus
précisément, l'auteur doit apporter son concours à une
opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit
d'un crime ou d'un délit. Il faut de nouveau préciser que le
texte d'incrimination n'impose pas une identité de fait entre l'avantage
économique tiré de l'infraction et les éventuels produits
de substitution acquis grâce au gain illicite dès lors que la
preuve de « la chaîne des transformations » peut
être rapportée153. Enfin, à défaut de
précisions fournies par le texte d'incrimination, il convient de
définir ce qu'il faut entendre par opération de placement, de
dissimulation ou de conversion.
La subtilité de la nuance de sens entre ces trois
opérations conduit la chambre criminelle de la Cour de cassation a
sanctionné « toutes opérations ayant pour
finalité de recycler des fonds illicites154 » sans
distinguer l'opération précise à laquelle l'auteur a
apporté son concours155. Alors que la placement
désigne l'emploi de sommes acquises illégalement dans le
système financier légal, la conversion consiste à
transformer le produit criminel en autre chose, et la dissimulation à
opacifier l'origine du produit afin d'empêcher toute
traçabilité156.
25. - Élément moral
- Enfin, le blanchiment est une infraction intentionnelle (C.
pén. art. 121-3) dont la constitution nécessite de rapporter la
preuve de la connaissance, par l'auteur, de l'origine illicite des fonds et sa
volonté de participer tout de même à leur
blanchiment157. A ce titre, la chambre criminelle de la Cour de
cassation n'exige pas que le blanchisseur ait eu connaissance de l'infraction
ayant généré
151 Cass. crim., 14 janvier 2004, n°03-81.165.
152 Cass. crim., 7 décembre 2016, n°15-87.335.
153 MATSOPOULOU Haritini (dir.), MASCALA Corinne (dir.), op.
cit., 1801°.
154 Ibid.
155 Cass. crim., 26 janv. 2001, n°10-84.081 ; Cass. crim.,
17 nov. 2010, n°09-88.751 ; Cass. crim., 17 déc. 2014,
n°1386.477.
156 DAURY-FAUVEAU Morgane, op. cit., 45° et
suiv.
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les fonds à blanchir, et juge que la simple conscience
de leur caractère illicite suffit à caractériser
l'élément intentionnel158. Enfin, consciente des
difficultés de rapporter la preuve de la connaissance du
caractère illicite des fonds par l'auteur, la Cour de cassation a
considéré que cette connaissance peut « résulter
de circonstances de fait qui, sans montrer irréfutablement la mauvaise
foi, la font à tout le moins présumer». Certains
auteurs y voient le recours à un mécanisme de présomption
judiciaire159 tandis que d'autres l'analysent comme la mise en
oeuvre de la théorie de la connaissance obligée160.
26. - Caractérisation du
blanchiment de capitaux au moyen de crypto-actifs - Le blanchiment de
capitaux au moyen de crypto-actifs est généralement le fait d'un
individu ayant commis une infraction préalable dont il en a tiré
profit en actifs numériques, à l'image d'escroqueries à
l'investissement en crypto-actifs ou d'extorsions commises par le biais
d'attaques de crypto-ransomwares161. Cependant, le
délinquant ayant tiré profit de son infraction en argent liquide
peut également voir dans les crypto-actifs un intérêt
tenant à la possibilité de les transférer rapidement vers
des territoires à la surveillance financière moins importantes.
Bien que le recours aux mules d'argent restent le moyen de blanchiment
privilégié des délinquants pour faire transiter des
fonds162, l'intensification des contrôles aux
frontières voire leurs fermetures en raison de la pandémie
actuelle pourrait rendre séduisant le recours aux crypto-actifs. Outre
la mobilité, les crypto-actifs présentent d'une part, des
avantages en matière logistique puisque la dissimulation d'une
clé cryptographique est bien plus aisée que la dissimulation
d'argent liquide qui échappe difficilement à l'odorat de chiens
renifleurs. D'autre part, en raison de leur forte volatilité ils peuvent
être considérés comme des moyens d'investissements
criminels lucratifs163.
En pratique, l'utilisation de crypto-actifs à des fins
de blanchiment se matérialise par des opérations de conversion
intra-cryptos et d'actifs numériques en monnaie ayant cours légal
(et inversement) dont le but est d'opacifier l'origine illicite des fonds afin
d'empêcher toute traçabilité. Au terme d'un raisonnement
par analogie, il est possible de considérer que si l'échange de
billets en francs en billets
158 Cass. crim., 3 déc. 2003, n°02-84.646 ; 11
oct. 2011, n°10-87.503 ; 20 mai 2015, n°14-81.964 ; 18 janv. 2017,
n°1584.003.
159 CUTAJAR Chantal, op. cit. 75°.
160 SEGONDS Marc, Blanchiment, Dalloz, octobre 2017,
mise à jour en mars 2020, 95°.
161 Cf. supra, n°12
162 EUROPOL, Internet organised crime threat assessment
2019, 9 octobre 2019, p. 52.
163 PIERSON Frédérique, Capitaine de Police,
Responsable du Bureau des avoirs criminels d'Europol, entretien
téléphonique mené par Alexandra Puertas, le 10 juin
2020.
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en euros164 ainsi que la conversion de monnaie
scripturale en monnaie fiduciaire165 peuvent être
analysés comme une opération de conversion au sens du
deuxième alinéa de l'article 324-1 du Code pénal ;
l'opération de conversion d'actifs numériques en monnaie ayant
cours légal (et inversement) ou en d'autres actifs numériques
constitue également une opération de conversion au sens dudit
article. Par conséquent, la qualification de l'infraction ne devrait pas
constituer un obstacle à la poursuite des auteurs de blanchiment au
moyen de crypto-actifs.
A titre comparatif, la Cour de 1ère instance
de Rotterdam, dans un arrêt en date du 14 avril 2017, a
considéré que la rémunération perçue en
bitcoin en échange de la vente de drogues sur internet ne suffit pas, en
soit, à caractériser l'infraction de blanchiment et permet
seulement de constater la possession du produit de l'infraction. Il en va
cependant autrement de l'opération de conversion des bitcoins
reçus en euros qui s'analyse, selon la Cour, comme un acte de
dissimulation caractérisant l'infraction de
blanchiment166.
En outre, deux arrêts rendus respectivement le 6 mars
2018 par la Cour de 1ère instance de Rotterdam
(n°10/960005-16), et le 3 avril 2018 par la Cour de 1ère
instance de Midden-Netherland, apportent des précisions quant
à la qualification de l'élément moral du blanchiment au
moyen de crypto-actifs. En effet, les juges ont considéré que le
prévenu, qui s'était prêté à des
activités de conversion, ne pouvait ignorer l'origine illicite des fonds
blanchis dès lors qu'il utilisait différents portefeuilles pour
recevoir ces fonds, que les opérations de conversion étaient
réalisées pour le compte de clients, inconnus de lui,
rencontrés dans des lieux publics, et portaient sur de très
grosses sommes d'argent pour lesquelles il accusait un montant inhabituellement
élevé de commission.
En définitive, la spécificité du
blanchiment commis au moyen de crypto-actifs n'engendre pas de
difficultés en termes de qualification juridique, toutefois, la
complexité accrue des processus infractionnels utilisés
compliquent l'appréhension de ses auteurs.
164 Cass. crim., 12 juin 2019, n°18-83.396.
165 Cass. crim., 17 juin 2015, n°14-80.977.
166 EUROJUST, Cybercrime Judicial Monitor, 3e
éd., décembre 2017, p. 19-20.
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