§.2. L'existence de limitations au droit à un
procès équitable.
Le droit d'accès au juge constitue un
élément inhérent au droit à un procès
équitable tel que prévu par l'article 19 de la Constitution
congolaise. Cependant, ce droit n'est pas sans limitations. «
Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient
restreindre l'accès ouvert à la personne indexée d'une
manière ou à un point tels que le droit s'en trouve atteint dans
sa substance même136 en l'occurrence l'exercice».
Plus précisément, la Cour européenne des droits de
l'Homme, selon une jurisprudence constante, considère que le fait «
qu'un Etat puisse sans réserve ou sans contrôle des organes de
la Convention soustraire à la compétence des tribunaux toute une
série d'actions civiles ou exonérer de toute
responsabilité civile de larges groupes ou catégories de
personnes ne se concilierait pas avec la prééminence du droit
dans une société démocratique ni avec le principe
fondamental qui sous-tend l'article 6§1 - à savoir que les
revendications civiles doivent pouvoir être portées devant un
juge137». En l'espèce, c'est, contrairement
à ce qu'affirme la Cour, une telle immunité qui prévaut
pour les actes de gouvernement (A). En outre, il s'agit d'une immunité
générale et absolue (B).
A. Une immunité procédurale.
Dans l'arrêt Markovic contre Italie, la Cour a
considéré que l'irrecevabilité opposée aux
requêtes dirigées contre les actes de gouvernement ne constituait
pas une immunité mais découlait des principes régissant le
droit d'action matériel en droit interne138. Ce faisant, elle
distingue l'espèce du cas de l'affaire Ashingdane, qui
présentait pourtant de frappantes similitudes. En effet, dans l'affaire
Ashingdane contre Royaume-Uni, la Cour européenne des droits de
l'homme a considéré que le fait, pour un requérant,
d'avoir accès à un tribunal uniquement pour entendre
déclarer son action irrecevable ne satisfaisait pas
nécessairement aux impératifs de l'article 6 de la
Convention139. L'irrecevabilité constitue donc une
barrière procédurale limitant le droit d'accès au tribunal
garanti par la Convention.
L'argument du gouvernement italien dans l'affaire
Markovic, selon lequel la théorie des actes de gouvernement, ne
crée pas d'obstacle procédural au droit d'accès au juge
car, il s'oppose in limine à l'action contre l'Etat, semble
bien faible140. Parce qu'en droit
136 CEDH, aff. Ashingdane contre Royaume-Uni, 28 mai
1985, par. 57.
137 CEDH, arrêt Markovic, par. 97 ; CEDH, aff.
Fayed contre Royaume-Uni, 21 septembre 1994, par. 65
138 Arrêt Markovic, par. 114.
92 La limitation ne portait donc pas atteinte à la
substance du droit et n'était pas disproportionnée.
140 Arrêt Markovic, par. 78.
43
judiciaire du système romano-germanique,
l'irrecevabilité d'une requête, est belle et bien une question de
procédure. S'il s'était réellement agi de définir
la portée du droit matériel des requérants, c'est sur le
fond que la requête aurait dû être rejetée. Le fait
que le résultat final soit concrètement le même ne change
rien à ce que, en droit, irrecevabilité et rejet au fond soient
complètement différents.
Si l'irrecevabilité est bien une barrière
procédurale à la défense d'un droit fondamental comme le
droit d'investissement privé, il conviendrait pour la Cour, de
vérifier qu'une telle limitation poursuit un but légitime et
assurer un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens
employés et le but visé. Quant au but légitime d'une telle
limitation, le gouvernement défendeur invoque l'Etat de droit et le
principe de séparation des pouvoirs.
L'Etat de droit, on l'a vu, ne saurait justifier une
irrecevabilité. Bien au contraire, il tend à ce que tous les
actes juridiques soient potentiellement soumis à un contrôle
juridictionnel et à ce que soit assurée leur conformité
aux normes et valeurs supérieures. Le principe de séparation des
pouvoirs apparaît sur ce point bien plus pertinent. Que le juge ne
s'immisce pas dans les décisions prises par les autres organes
constitutionnels dans l'exercice de leurs fonctions propres, est un principe
accepté et admis dans les démocraties libérales
contemporaines. Mais, étrangement, le gouvernement italien en vient
à se contredire en affirmant que les actes de gouvernement sont des
« actes "politiques" qui concernent l'Etat dans son unité, par
rapport auxquels le pouvoir judiciaire ne peut être
considéré comme une "tierce personne" 141».
La loi constituerait un tel acte. Quant aux actes de sécurité
publique ou de sureté intérieure de l'Etat, le pouvoir
judiciaire, « par définition dépourvue de
légitimité démocratique142», ne
saurait en connaître. Il est très étonnant, alors que les
progrès du constitutionnalisme au cours du siècle
écoulé ont été si grands, de voir soutenir à
nouveau la thèse légicentriste de la souveraineté de la
loi, pour justifier la souveraineté d'actes de l'exécutif,
même contre la loi, la constitution et le droit international.
Si le but poursuivi, à savoir éviter le tant
redouté « gouvernement des juges » en laissant aux
autorités démocratiquement désignées le soin
d'assumer la responsabilité politique de certaines décisions
engageant l'Etat, apparaît légitime, il semble néanmoins
que les moyens employés, du fait du caractère
général et absolu de l'interdiction, soient quelque peu
disproportionnés.
141 Arrêt Markovic, par. 80.
142 Ibid., par. 81
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Est-il possible d'opérer une limitation au droit
d'investissement privé comme droit fondamental de façon absolue,
par acte de gouvernement ?
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