Section.2. Des causes d'irresponsabilité de
l'Etat congolais pour atteinte à l'exercice du droit d'investissement
privé dans la ville de Goma
Cette décision de scellage de la société
Kivu market, est lourde de conséquences. Elle valide une théorie
que beaucoup pourtant vouaient à la disparition dans le mouvement de
parachèvement de l'Etat de droit113. Elle ferme une porte par
laquelle la soumission de la puissance publique au droit, et la sauvegarde des
droits fondamentaux contre l'arbitraire de la raison d'Etat auraient pu
s'introduire dans notre ordre juridique et en parachever l'édifice
libéral. Mais ce qui surprend peut-être plus que la conclusion de
la Cour elle-même, laquelle, finalement, n'est que très
raisonnable étant donné le caractère peu opportun d'une
intervention du juge dans une matière où la décision
politique est si importante, c'est le
ère
108 R.CARRÉ DE MALBERG, Contribution à la
théorie générale de l'Etat, tome I, Dalloz, Paris,
2004 (1 éd.,
Sirey, Paris, 1920), p. 524 : « L'intérêt
de l'Etat exige donc qu'il y ait, dans la fonction dont est investie
l'autorité administrative, un domaine de libre activité
»
109 C. GOYARD, « Etat de droit et démocratie »,
in Droit administratif, Montchrestien, Paris, 1992, p. 303.
110 J.CHEVALLIER, L'Etat de droit , Montchrestien,
Paris, 4° éd., 2003, p. 79.
111 P. TERNEYRE, « Le droit constitutionnel au juge »,
L.P.A., s.l, décembre 1991, p. 4 à 14.
112 L.FAVOREU, Du déni de justice en droit public
français, LGDJ, Paris, 1964, p. 169.
113 R.ODENT, Contentieux administratif, Paris, 1978,
p. 391 ; Voir aussi M.WALINE, Traité élémentaire de droit
administratif, Sirey, Paris, 6° éd., 1951, p. 108 : « Il
est incontestable que telle la peau de chagrin, la liste des actes de
gouvernement se rétrécit grâce au libéralisme
croissant de la jurisprudence » .
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raisonnement suivi par la Cour. Des doutes, en effet,
surviennent lorsque l'on réexamine un à un les points de
l'argumentation, de l'existence d'un droit défendable au titre de
l'alinéa 9ème de l'article17 et 19 de la constitution (§.1),
à celle de l'existence d'une véritable atteinte au profit des
actes de gouvernement (§.2). Une autre voie, plus juridiquement
acceptable, était, nous semble-t-il, ouverte aux juges pour respecter
tout à la fois la rigueur de la logique juridique et la
nécessaire marge de manoeuvre politique de la République
Démocratique du Congo.
§.1. L'existence d'un droit juridiquement
défendable au sens de l'article 19 de la Constitution
Selon le droit congolais, l'applicabilité de l'article
19 de la constitution n'est valable qu'en cas d'une certaine présomption
de culpabilité. Mais il se pose un problème, en l'espèce
le fait qu'il résulte de l'absence de précédent
jurisprudentiel portant sur la même question (sanctionner une personne
morale pour le fait d'une personne physique). La Société Kivu
market dispose donc d'un droit au moins défendable reconnu par le droit
interne, dont l'entente de sa cause par le juge, compte tenu du sa
personnalité distincte de celle du Gérant. Cela reconnaît
implicitement, la justiciabilité du droit d'investissement privé
par la Société. Mais nécessairement restreint, dès
lors que son exercice a péché contre l'ordre public et dont la
réaction consiste dans les mesures de sécurité publique
à titre conservatoire, tombent dans le panier des actes de gouvernement
qui ne se distinguent pas, prima facie, des autres actes de la
puissance publique et engagent, au moins de façon formellement
soutenable, l'Etat (A). Ils ne relèvent pas d'une autre fonction
juridique que celle normalement soumise au contrôle du juge (B).
A. Des actes formellement juridiques
A l'origine, le critère de reconnaissance d'un acte de
gouvernement, était sa détermination par un objectif de nature
politique114, condamnée de manière unanime par la
doctrine115. Cette
114CE 1èr mai 1822, Lafitte, Rec.,
1821-1825, p.202 ; CE 18 juin 1852, princes d'Orléans, Sirey, 1867,
p.124.
115 Selon le Professeur Chapus, seul l'acte de gouvernement
justifié par la théorie du mobile politique constituait un «
monstre d'arbitraire » ; l'acte de gouvernement justifié
par une vision renouvelée des fonctions de l'Etat n'est donc plus qu'
« une victime, injustement chargée de péchés qui
ne sont pas les siens » (CHAPUS, op. cit., p. 86). Et Pour
O. Raymond, la théorie du mobile politique revenait à «
ériger l'arbitraire politique en une cause d'irrecevabilité
» (Contentieux administratif, op. cit., p. 394).
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théorie dite du mobile politique, a été
abandonnée par le Conseil d'Etat116. D'autres fondements de
l'acte de gouvernement, furent alors recherchés. En particulier,
certains auteurs, affirmèrent que la nature même des actes de
gouvernement les soustrayait à tout contrôle de la part d'un juge,
qui plus est un juge issu de l'administration et dont la supervision,
n'était tolérée que parce qu'elle restait
limitée117.
Pourtant, rien d'autre que le caractère politique, ne
distingue formellement un acte de gouvernement, d'un acte administratif
ordinaire.
Tout d'abord, l'acte de gouvernement est un acte juridique,
par opposition à un fait matériel. Il consiste en une
manifestation de volonté destinée à produire des effets
dans l'ordonnancement juridique. Il résulte toujours d'une
décision prise par une autorité publique118. Le
Professeur Chapus, tout en étant favorable à la théorie
des actes de gouvernement, le reconnaît volontiers : l'acte de
gouvernement est un « acte d'une autorité exécutive
française119».
Comme tout acte juridique, ensuite, il produit des effets sur
l'ordonnancement juridique. Il est créateur d'une norme, qu'il s'agisse
de décider de la mise en oeuvre de l'article 69 de la constitution en
son dernier alinéa concernant la garantie de l'indépendance
nationale, de l'intégrité du territoire, de la
souveraineté nationale par le chef de l'Etat120. En cela,
l'acte de gouvernement est un acte décisoire, donc faisant
grief121. Or « ce caractère décisoire est la
condition posée par le juge administratif à la
recevabilité du recours122».
.
Formellement, comme tout acte administratif, l'acte de
gouvernement se manifeste soit dans un acte écrit explicite (par
exemple, le décret de promulgation d'une loi123), soit dans
une décision implicite (par exemple, le refus de saisir le Conseil
constitutionnel d'une loi votée et non encore
promulguée124). Mais pour ce qui est du scellage de la
Société Kivu market, cela émane de l'initiative de l'A.N.R
dont l'attachement relève de
116 CE 19 février 1875, prince Napoléon,
Rec. p. 156 ; LONG, WEIL, BRAIBANT, DELVOLVÉ, GENEVOIS, Les
grands arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz, Paris,
15°éd., 2005, p. 16 à 26.
117 M.HAURIOU, note sous CE 30 juin 1893,
Gugel, Sirey 1895, II.42, et sa célèbre
théorie de « la part du feu ».
118 Selon Pierre DELVOLVE, l'acte administratif se
définit comme un acte juridique unilatéral émanant d'une
autorité administrative et affectant l'ordonnancement juridique (P.
DELVOLVE, L'acte administratif, coll. Droit public, Sirey, Paris,
1983).
119 CHAPUS, op. cit., p. 80.
120 Article 69 de la constitution congolaise du 18 Fevrier
2006
121 J.FBRISSON et A.ROUYÈRE, Droit administratif,
coll. Pages d'amphi, Montchrestien, Paris, 2004, p. 157
122 Ibidem, p.156.
123 CE 3 novembre 1933, Desreumeaux,
Rec. 993.
124 CE ord. 7 novembre 2001, Tabaka, Rec.
789.
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la Présidence de la République. Ce qui nous
permet d'apprécier le R.I n° 1591 en acte de gouvernement
étant donc un acte juridique, et au moins en apparence, un acte
administratif. Il reste alors, à savoir si son contenu ne fait pas de
lui un acte différent et par là-même soustrait
légitimement au contrôle du juge125.
Des mesures restreignant l'exercice d'un droit fondamental
sans intervention judiciaire peuvent-elles émaner des autorités
autres qu'exécutives ?
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